Page:Eugène Le Roy - Le Moulin du Frau.djvu/292

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dait tout ça, sans qu’on s’en doutât. Lorsque M. Lacaud et les juges rentrèrent pour déjeuner, le vieux Nicoud se leva, mit son bissac sur son échine et, prenant son bâton, s’en vint vers le moulin aussi vite qu’il put. Nous étions à table, nous autres aussi, avec Girou qui nous avait porté l’acte, lorsque nous entendîmes ses sabots sur l’escalier.

Quand il fut en haut, ma femme alla ouvrir la porte et lui dit :

— Entrez, entrez, mon pauvre Nicoud, vous allez manger la soupe.

— Grand merci, fit le bonhomme ; et s’avançant, il souleva son bonnet en disant : — Bonjour, bonjour, braves gens !

Et tout le monde lui répondit :

— Bonjour, Nicoud, bonjour !

Quoique nous ne fussions que des paysans à notre aise, jamais il n’est venu un pauvre à notre porte à qui on n’ait donné. Et si c’était un vieux, des petits droles arrivant tandis qu’on mangeait la soupe, on leur en donnait avec un chabrol après, pour les gaillardir. C’était de coutume chez nous, d’ainsi faire ; nos anciens n’y avaient pas manqué, et nous autres faisions de même. Ce n’était pas maintenant qu’il y avait à la maison une femme comme la mienne, que cette coutume pouvait se perdre.

Ce n’est pas pour nous vanter, mais il faut bien dire que ce n’était pas la même chose chez tout le monde. Dans nos pays, les gens ne sont pas bien donnants pour les pauvres. Ça n’est pas qu’ils aient mauvais cœur, non, mais ils ne sont pas riches non plus, et suent et peinent à force, pour affaner du pain. La différence entre le paysan pauvre et le mendiant n’est pas grande pour ce qui est de la vie. Le morceau de pain noir que reçoit celui-ci est coupé au chanteau de celui qui le donne ; la mique de l’un est comme celle de l’autre, il n’y a pas guère de lard ;