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NOTICE SUR LES TROYENNES.

quelque sorte personnifiées en elle ; les douleurs s’accumulent sur sa tête à mesure qu’un nouveau désastre vient affliger sa patrie, et, comme elle le dit elle-même, l’incendie de Troie semble allumé pour lui servir de bûcher.

On reconnaît surtout l’art du poète, dans la manière dont il a gradué les calamités qui fondent tour à tour sur les malheureuses Troyennes. Au délire prophétique de Cassandre succède la nouvelle de la mort de Polyxène, habilement suspendue pour ménager un effet de plus ; puis le sacrifice d’Astyanax, et les funèbre honneurs que l’aïeule rend à son petit-fils ; et toujours les situations pathétiques sont soutenues par l’expression touchante, et par un styie riche de poésie. Partout où il y a un sentiment de la nature à exprimer, un cri du cœur à faire entendre, là triomphe Euripide.

Les Troyennes sont remarquables par les traces de progrès qu’on y découvre, en fait d’idées morales et religieuses. Jamais encore la poésie grecque n’avait parlé aussi dignement de la divinité que dans le passage suivant (v. 884-888) : « Ô toi qui donnes le mouvement à la terre) et qui en même temps résides en elle, qui que tu sois, Jupiter, impénétrable à la vue des mortels, soit nécessité de la nature, soit intelligence des hommes, je t’adresse mes prières : car c’est toi qui, par des voies secrètes, gouvernes toutes les choses humaines selon la justice. »

Qu’on n’oublie pas, en lisant ces belles paroles, que Socrate était de dix ans plus jeune qu’Euripide, et Platon de cinquante ans. Euripide les met dans la bouche d’Hécube, qui, en voyant le châtiment se préparer pour Hélène, reconnaît enfin la réalisation de la justice divine sur la terre. Et ce qui prouve évidemment que les idées exprimées ici sont bien celles de l’auteur lui-même, c’est le contraste frappant qu’elles présentent avec un autre passage où il reproduit les idées populaires, celles qui étaient reçues de son temps, sur les rapports de la puissance divine avec la liberté humaine ; C’est Hélène qui, de très bonne foi, s’excuse de ses fautes en les attribuant à l’empire qu’une déesse toute-puissante, Vénus, exerce sur nos passions et sur notre volonté (v. 946-950} : « Quel sentiment put me porter à abandonner ainsi ma patrie et ma famille, pour suivre un étranger ? Prends-t’en à la déesse, et sois plus puissant que Jupiter ; il est le maître des antres divinités, mais il est l’esclave de Vénus : J’ai donc droit à l’indulgence. » On voit ici la morale, telle que l’avait faite