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Page:Europe, revue mensuelle, No 105, 1931-09-15.djvu/44

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de Suez où ma mère, jusqu’alors sans ouvrage, tint une loge de concierge. Le logement se composait d’une pièce rectangulaire et sombre qu’encombraient deux lits, des chaises, une armoire à glace, une table, une cuisinière. Il m’était impossible d’y remuer sans causer quelque dégât et ma mère m’envoyait jouer dans la rue.

Je retrouvais mes camarades d’école. Nous jouions « à l’escargot », « à la marelle », et invitions à ces jeux des fillettes que nous bousculions et observions sournoisement. Puis nous baguenaudions à travers le quartier que bordaient les boulevards extérieurs. Nous regardions, sans comprendre bien leur manège, des filles en cheveux faire les cent pas dès la tombée du jour ; certaines nous souriaient, nous ne pouvions plus démarrer. Enfin nous poursuivions notre promenade et arrivions au pont Marcadet. Alentour, les maisons étaient plus noires, plus noirs aussi les hommes qui y entraient, des cheminots. Nous nous jetions au milieu des nuages de fumée que lançaient des locomotives, nous repartions en imitant les sifflements de la vapeur et en traînant des pieds. Les sirènes des usines retentissaient, les rues s’emplissaient d’hommes vêtus de bourgerons. Quelques-uns nous disaient d’une voix lasse : « Bonsoir les mômes ». Il y avait je ne sais quelle tristesse dans leurs yeux, quel abattement dans leur attitude, et dans leurs mains ouvertes des plaies noires. Leur défilé était aussi morne que celui d’une armée, le soir d’une défaite.

Nous nous remettions à courir, nous traversions la rue de la Chapelle où l’on rencontrait des voitures maraîchères, des troupeaux de bœufs ou de moutons, et arrivions presque à la Villette. On apercevait des usines, des entrepôts, et vers la rue d’Aubervilliers les lignes fumeuses du chemin de fer de l’Est ; il en