Page:Europe, revue mensuelle, No 171, 1937-03-15.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

les quelques objets et souvenirs auxquels je tiens, à peine si je puis le croire. Presque rien, dans ce mouvement qui nous emporte, ne me semble réel. J’exagère ? N’est-ce pas le commencement du grand chaos ? N’ai-je pas imaginé, chaque année, qu’il en était ainsi ? Mais ce n’est pas le fruit de mon imagination, ce sont des réalités toutes puissantes, actives, dont le théâtre est en Espagne, en Grèce, presque partout en Europe (sauf en U. R. S. S.) qui m’inspirent ces pensées funestes, me donnent l’appréhension de l’avenir.

Dans une vingtaine de jours je serai en France. Probablement. D’ici ce retour, quelles catastrophes, le malheur menace, semble inévitable. Que la guerre me surprenne alors que je suis en France, soit. Je suis presque tenté d’écrire : ce sera un bien. Car j’ai joué ma partie, j’ai tenté l’impossible, je renonce à sauver ma vie. Car manœuvres et calculs, tout est également vain. Nous sommes traqués, nous sommes perdus. La vie, dans ce monde, devient impensable et invivable ; elle n’est plus, ne sera plus que le fait du hasard. Ordre, beauté, bonheur, vertus qui vont disparaître. Pour longtemps, peut-être. Ah ! que je souhaite me tromper. Mais je ne suis pas ivre. Je reste lucide, et je dirai même indifférent. Détaché de tout. Ne croyant ni à l’art, ni à la gloire, ni à l’héroïsme, tous les grands mots sont dégonflés. Cependant, je me sens le cœur encore et toujours brûlant de jeunesse et d’amour. Hélas ! ce monde est trop cruel et désolant et stupide, l’ordre et le bonheur ne s’y établiront — est-ce possible, jamais ? — que sur des ruines, dans le sang. Et il me faudra vivre ces événements. Les traverser, en sortir, je ne puis y croire.

Adieu mes parents, adieu chère B…, et toi chère V…, et vous mes amis. G…, R… M.. G…, G…, G…, et les autres. Nous serons dispersés par un vent d’orage, nous réunirons-nous jamais, lesquels d’entre nous se retrouveront ?