Page:Europe, revue mensuelle, No 189, 1938-09-15.djvu/79

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leur femme, leurs patrons et leurs enfants, leur petites manies et leurs grands malheurs, il n’y a encore au fond de leur politique que des métaphores et des cris…

Peut-être Rosenthal est-il simplement promis à la littérature et ne construit-il que par provision des philosophies politiques ; Laforgue et Bloyé sont encore trop près de leurs arrière-grands-pères paysans pour se livrer sans beaucoup d’arrière-pensées et de restrictions mentales à de sérieuses manifestations mystiques ; Jurien se laisse aller à suivre des camarades singulièrement différents de lui-même : il a le sentiment qu’il jette sa gourme, comme dit son père qui est un instituteur radical dans un petit bourg jurassien, et que la Révolution est moins dangereuse pour la santé que les femmes : il est vrai qu’elle donne d’abord moins de plaisirs, elle ne l’empêche pas de faire de mauvais rêves ; Pluvinage est peut-être le seul d’entre eux qui adhère pleinement à son action, mais c’est une adhésion qui ne peut que mal finir, parce qu’il ne se soucie au fond que de vengeance et croit à son destin sans retour d’ironie sur lui-même.

Tout cela est terriblement provisoire et ils le sentent bien. C’est à vingt ans qu’on est sage : on sait alors que rien n’engage ni ne lie, et qu’aucune maxime n’est plus basse que la fameuse phrase sur les pensées de jeunesse réalisées dans l’âge mûr ; on ne consent à s’engager que parce qu’on devine que l’engagement ne donnera pas une figure définitive à la vie ; tout est confus et libre ; on ne fait que de faux mariages, à la mode des coloniaux qui attendent les grandes orgues nuptiales des métropoles. La seule liberté enviable paraît celle de ne point choisir : le choix d’une carrière, d’une femme, d’un parti n’est qu’une défaillance tragique. Un camarade de Laforgue venait de se marier à vingt ans ; ils parlaient de lui comme d’un mort, au passé.

Ils n’eussent pour rien au monde avoué ces certitudes ; sa sagesse n’empêche pas le jeune homme de mentir. Il avait fallu l’avant-veille une heure de paresse sur l’herbe, les tentations et l’inimitable ton de confidences de la nuit pour que Rosenthal se laissât aller à parler tout haut de maisons détruites et de livres brûlés ; ils traitaient leurs improvisations comme des décisions pour la vie, car ils accompagnaient