Page:Europe, revue mensuelle, No 189, 1938-09-15.djvu/81

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chaussée et allait prendre une douche, ou un verre dans un bistrot de la rue Claude-Bernard.

Une après-midi, vers quatre heures, quelqu’un frappa, c’était Pauline D…, une jeune fille qui n’était plus tellement jeune et qui venait de temps en temps voir Laforgue, rue d’Ulm, quand elle avait envie d’être embrassée. Laforgue l’avait rencontrée sur une petite plage en Bretagne où les jeunes gens embrassaient les jeunes filles après des allées et venues sur la digue, quand elles s’étaient étendues sur le sable et qu’elles étaient désarmées par la nuit, les étoiles, ou la phosphorescence verte de la mer qui venait grésiller à leurs pieds. Philippe avait toujours beaucoup de peine à soutenir la conversation avec Pauline ; il se disait qu’il n’avait jamais détesté une femme comme elle, mais il n’avait pas tant d’occasions de caresser une poitrine et des jambes et il s’arrangeait. Il lui disait grossièrement :

— Vous connaissez des gens impossibles, le curé de la Madeleine, le gouverneur militaire de Paris. Dire que vous êtes la nièce d’un préfet de police ! Qu’est-ce que vous venez faire chez moi ?

Pauline l’avait conduit un jour à une vente de charité dans l’Hôtel des Invalides ; sur le boulevard, c’était le printemps, des invalides assis dans leurs petites voitures lisaient leurs journaux au soleil ; le général Gouraud promenait sa manche vide parmi les dames de l’Union des femmes de France ; ces anciennes infirmières averties de cette illusion des amputés qui ne fait pas moins parler d’elle que la bille d’Aristote et les vieilles plaisanteries des opticiens, s’effaçaient pour ne pas heurter la manche vide, ce bras d’ombre : s’imagine-t-on le général s’abandonnant soudain, lâchant le cri de douleur qu’il avait retenu jusqu’au bout sur les champs de bataille ? On vendait des objets que personne n’avait envie d’acheter — c’est toujours la même chose dans les ventes, heureusement qu’il faut bien des cadeaux pour les bonnes, les parents pauvres — des coussins, des paillassons, des brosses, des ustensiles fabriqués par des aveugles de guerre et tristes comme leurs chiens, ou par des pupilles jaunes et noires des religieuses françaises de l’Annam et de la Côte des Somalis. Pauline rappelait toujours à Laforgue