Page:Europe, revue mensuelle, No 190, 1938-10-15.djvu/105

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guipure et de broderie promenaient leurs ombrelles à volants le long des allées et de la rivière et maintenaient avec une rigueur royale les règles de la grande cérémonie bourgeoise ?

Rien ne marque peut-être mieux le mouvement destructeur du temps que la disparition de la propriété de Grandcourt de ces invités d’honneur qu’étaient les grands universitaires dreyfusards, amis de Mme Rosenthal et de sa sœur Clotilde après l’avoir été de M. Charles Rosenthal, fondateur de la charge et camarade d’enfance de Scheurer-Kestner. Cette époque était celle où Édouard Rosenthal n’osait amener chez sa mère que ceux de ses amis qui venaient de découvrir Wagner, de publier leur premier livre, ou qui arrivaient d’un voyage en Perse, en Égypte, d’une mission en Italie, qui étaient réellement « intéressants » : l’argent ne paraissait alors que la condition temporelle d’une vie consacrée à des soucis nobles, à la connaissance du monde, on aurait rougi de paraître l’élever au-dessus de la culture, de la musique, des idées. Mais pendant l’été vingt-neuf, il n’y avait à La Vicomté que les Adrien Plessis, les Henry Lyons, et la comtesse Kamenskaia : les Lyons étaient banquiers, les Plessis coulissiers, et la comtesse Kamenskaia comtesse.

— Quelle bande ! se disait Bernard. Ces gens sont impossibles. Les Lyons sont des porcs, les Plessis des idiots, la Russe blanche a fait le trottoir à Bucarest et à Pera. Foutons le camp !

Bernard entraînait Catherine, qui avait après tout vingt-deux ans, qui n’avait pas encore entièrement perdu le pouvoir de rire des gens, de faire la folle. Ils allaient nager à Criel, à Dieppe ou au Tréport et acheter des romans à Neufchâtel-en-Bray. Le matin, ils partaient, montés sur Uranie et Bois-Belleau, que Bernard avait rebaptisés cinq ou six ans plus tôt la Muse et le Cheval-Inconnu ; deux ou trois danois les suivaient ou bondissaient devant eux, aux naseaux des chevaux qui encensaient en faisant tinter leurs mors et leurs gourmettes ; la forêt n’était pas moins humide et pourrie que toutes les forêts des pays fertiles et gras, mais ils connaissaient le plaisir de déboucher à l’aveugle sur une lisière descendante, luisante comme un flanc de cheval au soleil, dans le vent, ou de galoper, sans penser aux jambes fragiles des bêtes, sur une grand’route