Page:Europe, revue mensuelle, No 190, 1938-10-15.djvu/106

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entre deux rangs d’arbres. Bernard allait alors jusqu’à appeler Catherine Diana of the crossways à cause de l’exaltation de la course et du vent et parce qu’il est plus facile d’aimer des femmes de chair à travers de grandes répliques romanesques.

On raconte toujours son enfance à la femme qu’on doit aimer ; on se dit qu’on aurait pu jouer avec elle quand elle avait les genoux nus et portait des jupes courtes qui découvraient les longues cicatrices blanches de ses égratignures, et qu’il faut regagner tout ce temps perdu, qu’on n’y arrivera pas ; on est désespéré, il faudrait avoir toute une vie de bavardages tendres devant soi. Bernard se méfiait encore : il ne parlait guère à Catherine que du beau temps, de la mer, des chevaux, de quelques voyages qu’il avait faits, de la bouffonnerie singulière des adultes. C’est bien assez pour être complice d’une femme, que de lui enseigner quelques mots de passe, de croire la comprendre d’un coup d’œil.

Il emmena un jour Catherine déjeuner chez le conseiller général de Martin-Église qu’il connaissait depuis quinze ans : ils firent un repas sans fin de fermiers enrichis, dans une salle à manger qui sentait le renfermé, la poussière, le phénol. Dans les vitrines, il y avait des monstres empaillés, des veaux à cinq pattes, des moutons à deux têtes, un fœtus, la collection du conseiller. La femme du conseiller avait une berthe à sa robe et un étonnant faux chignon roux et gris.

— Pourquoi m’avez-vous conduite chez ces guignols ? demanda Catherine en sortant.

— Pour vous distraire, dit Bernard, avec ce petit ricanement qui ressemblait plus qu’il ne l’eût souhaité au grand ricanement de son frère. Mais la plus belle pièce de la collection manquait : c’est le fils de la maison. Le jeune Victor a treize ans, il fait de l’insuffisance thyroïdienne, il bave volontiers, il a des yeux de grenouille et la peau des mongoloïdes. C’est le calvados des ancêtres et les mariages collatéraux pour arrondir les domaines. Mais il héritera les deux millions du conseiller et le siège paternel : l’électeur n’y regardera pas de si près. Le curé de Martin-Église qui m’a donné il y a dix ans quelques leçons de latin dit que c’est un bon enfant, il votera aux élections sénatoriales pour M. Thureau-Dangin, qui ne sera pas mort, Dieu merci. Les