Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/76

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des victoires sur la bourgeoisie ; c’était mil huit cent trente. Bernard était persuadé que l’amour est un acte de révolte, il ne se doutait pas qu’il est une complicité, une amitié, ou une paresse.

— Si je leur arrache Catherine, se dit-il, je suis définitivement sauvé. S’ils la gardent, que ferai-je de ma défaite ?

Catherine ne bougeait toujours pas. Peut-être rêvait-elle, peut-être tremblait-elle d’impatience, d’angoisse, peut-être attendait-elle simplement que ce cérémonial eût pris fin.

— Toute sa force est dans son ennui, pensa Bernard. Même contre moi. Va-t-elle m’abandonner ? Passer à l’ennemi ? Quand elle a fui hier soir, faisait-elle son choix ?

Il ne voulut penser qu’à combattre : un combattant est toujours délivré. Il regarda son frère, sans haine pour la première fois peut-être depuis vingt ans ; la gêne, l’étrange angoisse qu’il avait toujours éprouvées devant lui venaient de s’évanouir. Il était enfin guéri des siens par le scandale, le grand jour, il les avait enfin contraints à entrer avec lui dans le monde sans mensonges, le monde impoli de Caïn et d’Abel, d’Étéocle et de Polynice, des Sept Frères contre Thèbes, dans le monde de la tragédie. Claude était écrasé et avait bien l’air : tout s’effondrait, la tradition de la famille, l’aînesse, l’amour fraternel ; l’entrée de l’imprévu dans l’ordre Rosenthal le faisait douter de sa raison et de ses yeux.

— Qui osera parler ? se demanda Bernard. Ils auraient tort de croire que je vais commencer… Ma mère sans doute, la femme des grandes circonstances.

Bernard s’assit. Le silence était naturellement intolérable. On entendait de temps en temps un bruit de verrerie qui arrivait de la salle à manger : la femme de chambre mettait le couvert. Même s’il y a un mort dans une maison, il faut manger. Mme Rosenthal dit assez bas :

— Bernard…

— Allons donc, se dit-il, je savais bien…

— Bernard, tu sais sans doute que nous savons. Claude nous a tout dit. Catherine s’est confessée. Nous avons voulu te parler, devant elle.

Bernard regarda Catherine, qui ne bougeait toujours pas, qui ne fumait même plus. La fumée de sa cigarette montait