Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le folklore tragique de l’avenue Mozart, puisque Bernard était mort d’une maladie, d’un germe mortel venu du dehors, puisque les Rosenthal savaient qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes les poisons qui les tuaient. Laforgue regarda le grand deuil théâtral de Mme Rosenthal et se dit qu’il comprenait presque tout ; il eut envie de frapper ce long visage funèbre comme une mâchoire de cheval desséchée, mais on est tout de même poli et il dit seulement :

— Je vous en prie, Madame.

Le matin des obsèques arriva. C’était en haut du Père-Lachaise, au-dessus du Mur des Fédérés. Laforgue, Bloyé et quelques autres étaient arrivés par la porte de la place Gambetta et attendaient derrière une tombe dans le grand vent humide qui soufflait. Le cortège déboucha enfin au tournant d’une allée. Ils défilèrent les derniers devant le caveau ; un ordonnateur qui avait des taches sur son habit noir leur tendit une petite pelle qui avait l’air d’être en argent et un vase rempli de terre et de gravier ; aucun d’eux ne prit la pelle et tous se penchèrent sur le cercueil dont la plaque de cuivre disparaissait déjà sous les pelletées de la terre rituelle ; Philippe passa le dernier et laissa tomber sur la bière une gerbe agressive de fleurs rouges. Puis ils s’en allèrent sans saluer personne et en jetant des regards insolents du côté de la famille : le père de Bernard pleurait en serrant des mains et les sanglots secouaient ses épaules ; Mme Rosenthal et Claude répondirent aux jeunes gens par un bref coup d’œil de colère. Bloyé dit entre ses dents que c’était du bon théâtre et que la mort n’y échappe jamais. Catherine n’était pas là. Mme Rosenthal se disait que sa belle-fille avait peut-être aimé Bernard après tout. Laforgue et les autres descendirent vers la sortie du cimetière le long des sépultures en ruines et des statues rongées du temps de la Restauration, après être allés rêver dix minutes devant le Mur des Fédérés.

Deux jours après l’enterrement, M. Rosenthal reçut une lettre de Philippe Laforgue :

— Bien que nous sachions, disait-il, que l’amitié n’a jamais conféré aucun droit à personne et que nous soyons prêts à nous incliner devant tous vos refus, nous nous sommes cependant résolus à vous demander l’autorisation de recueillir