Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tablement pardonné. Quand la mort a passé, tous les vivants s’arrangent. Mme Rosenthal eut alors la seconde surprise de sa vie depuis six mois : Catherine, qui s’était laissée embrasser, repoussa brutalement sa belle-mère, et éclata en sanglots.

Quand elle fut partie, Mme Rosenthal reprit sa veillée et écarta la pensée de sa belle-fille. Comme le téléphone avait marché, les gens commencèrent à défiler et à consoler la mère. Claude vint la rejoindre et veilla avec elle ; il embrassa le front de son frère. Il fallut renvoyer avenue Mozart M. Rosenthal qui pleurait comme les hommes pleurent.

Le surlendemain de la mort de Bernard, Laforgue, qui en avait lu la nouvelle dans le Temps, arriva. Mme Rosenthal était toujours là. Laforgue regarda à son tour le corps où il reconnaissait à peine son ami : aucun mort ne ressemble au vivant qu’il remplace pendant cette période qui sépare la décomposition de la vie. Tout était étranger à Bernard dans ce masque jaune, cette nuque noire de sang au-dessous des oreilles de cire : Laforgue ne retrouvait que des cheveux familiers, comme ces cheveux naturels plantés sur les masques chinois de papier mâché. Comme la plupart des morts, Bernard avait cette sérénité distante que compose la rigidité des cadavres. Les gens disaient sans doute à Mme Rosenthal pour lui donner du courage que son fils était si beau dans la mort, qu’il paraissait dormir, mais c’était comme toujours un mensonge, tous les morts sont horribles, Laforgue n’était pas dupe des mythes de la consolation. La colère l’étouffait : ils étaient tous frappés. Il sentit sa gorge se nouer, ses yeux s’emplir de larmes, qui le consolèrent un peu. Quel jeune homme ne respire quand il se voit soudain moins dur qu’il ne s’y attendait ? Cet amollissement lui donna la force d’aller saluer la mère de Rosenthal : elle refusa sa main, se dressa et lui dit tout bas sur un ton de confidence furieuse :

— Vous pouvez être fiers de votre œuvre, vos amis et vous !

Mme Rosenthal venait, dans un éclair d’inspiration en voyant entrer Laforgue, de découvrir la version familiale qui sauverait définitivement l’honneur des Rosenthal, la version qui expliquait le goût de la Révolution, la séduction de Catherine, la mort : la fable des influences, la légende des mauvais amis allaient trouver des fortunes nouvelles dans