Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/89

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— Nous sommes ridicules, dit Laforgue. Comme des paranoïaques. Que d’affabulation !

Il ajouta pourtant que ces échecs étaient assez indifférents, qu’il ne fallait les prendre que pour ce qu’ils étaient, des exercices d’assouplissement manqués, et que la vie ne serait pas toujours soumise aux règles flottantes de l’improvisation. Ils préférèrent ne plus penser à Bernard, à qui aucune vie, aucun avenir ne permettraient plus de se rattraper, qui était définitivement perdant : il leur fallait bien écarter l’entrée de la mort dans leurs rangs. Un groupe de jeunes gens ne se défend pas beaucoup moins habilement contre la mort qu’une famille.

Plus tard, entre les feuillets d’un article manuscrit, Laforgue découvrit une enveloppe qui portait la date de la mort de Bernard et l’adresse de Catherine. L’enveloppe n’était pas collée, Laforgue l’ouvrit : elle ne contenait qu’une photo d’identité de Rosenthal. La photographie était barrée d’une grosse croix au crayon bleu et portait au verso ces lignes :

— Est-ce un péché de s’élancer dans la maison secrète de la mort avant qu’elle ose venir vers vous ?

Laforgue se souvint alors de la soirée chez les Rosenthal, au mois de juin, à la veille des dernières grandes vacances, des regards de Catherine vers Bernard, de la conversation en attendant l’AX, de l’air fuyant de Rosenthal depuis des mois.

— C’était donc le secret de Rosen, se dit-il.

Il se demanda s’il enverrait la photographie à Catherine avec une lettre insultante : quand il eut hésité deux jours et tourné dans sa tête plusieurs formules agressives, il ne sut plus quelle lettre écrire et craignit que le devoir de venger son ami ne fût mêlé d’une volonté impure d’humilier une femme si belle : la photographie ne partit jamais, resta dans les papiers de Laforgue, comme la dernière apparition d’un Rosenthal éternellement jeune, éternellement déçu, soustrait au temps, aux métamorphoses de la vie — aussi longtemps que persistent un papier, des traces fixées de lumière…

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(À suivre.)


Paul Nizan.