Page:Europe, revue mensuelle, No 94, 1930-10-15.djvu/59

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neuf ans comme on a la grippe et la typhoïde, avec le même plaisir, je vois une sale peur engendrant tout ce qu’un cœur peut sécréter de fausseté et d’erreurs. Je ne suis pas plus fin qu’un autre : j’ai fui. Le premier mouvement de la peur est de fuir. On peut insulter cette lâcheté, les insultes n’empêcheront pas les jeunes gens de prendre les lézards pour des sauriens sortis de la préhistoire. Le jour où les sirènes lâchent leurs aigrettes de vapeur et leurs cris d’accouchées sur les échos des docks, ils attendent en échange de ce qu’ils abandonnent une liberté inconcevable des forces nues, et restées nues depuis Adam.

Mais quels cadeaux fait l’océan quand les jours ont passé, quand on a coupé tant de fuseaux horaires qu’on s’embrouille dans ses calculs si l’on veut savoir ce que font vos amis à Paris, s’ils dorment ou s’ils mangent ?

On peut dire qu’on est hors d’atteinte, matériellement invulnérable. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : cela signifie quelque chose de tout à fait simple et important, que les armatures de l’ancien esprit sont perdues : il faudra lui en trouver d’autres et la découverte ne va pas de soi.

Les armatures de l’esprit sont des objets en bois, en métal, en protoplasme, en verre, en tissu, des cubes, des sphères, des vivants, des boîtes, des moteurs, des apparitions visibles, des formes qu’on touche, des airs bruyants. Soudain on cesse de tomber toutes les cinq minutes sur des chevaux, sur des journaux, des automobiles, des joues de femmes, des bâtiments corinthiens, des personnages décorés de la croix de guerre, des rayons de bibliothèque, des tickets de métro, de tomber sur sa vie.

On fut aussi un corps : provisoirement il vous reste. Mais provisoirement : il faut l’empêcher de s’échapper.

Quels limbes, quel oubli, quelle respiration,