Page:Europe, revue mensuelle, No 95, 1930-11-15.djvu/102

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le renversement matinal de la brise de mer, la contexture de la gelée, les plantations de sel et de cristaux qui protègent les vitres, les prés et les rivières, les bouts du monde dont il avait l’habitude, il est désœuvré. À Aden mon corps a encore moins à faire qu’à Paris. Il ne trouve rien : posé sur des sables gris, des ponces volcaniques, en face de criques ouvertes comme au commencement du monde, fréquentées par les raies, les requins, les poissons arc-en-ciel. Cette mer baigne des rivages décharnés, les squelettes de ces êtres que l’occident appelle collines, promontoires, vallées. Qu’est-ce que le corps peut faire de cet amas éclatant de minéraux cassés et la nuit venue de la compagnie de Bételgeuse, de la Croix du Sud ?

Lorsqu’il ne reste plus des éléments de l’univers mystérieusement décantés que des vapeurs décolorées, une lie de marées et de pierres, je découvre que mon corps est perdu, je ne peux même pas me servir de lui, à défaut de l’amour et des actions humaines.

Alors la pensée se met à ruminer le passé, l’avenir, les pouvoirs inconnus qui sont peut-être les siens, ce qui est désormais impossible mais qui aurait pu être et qui ne fut pas, ce qui est encore en sa puissance. Cette vie selon les choses possibles est la récolte de l’ennui. C’est une existence où n’a lieu aucune opération, aucune pensée réelle de cette faculté de penser. Une pensée c’est ce qui est actuel, dans l’actualité sont réunies une présence immédiate et quelque activité : une pensée comporte des objets qui sont placés à un certain moment, en un certain lieu ; elle dirige toutes ses ressources vers eux et les met en œuvre en leur honneur. Une pensée a envie de quelque chose. Elle veut une fin.

Quand je vais me promener sur les pentes du volcan, je suis tout seul, je suis malheureux comme les pierres. Je passe devant des grottes de lave pleines