Page:Europe (revue mensuelle), n° 123, 03-1933.djvu/134

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« Bureau-asile », le problème de l’existence se présenta à lui sous un jour plus sombre que jamais.

De quoi demain sera-t-il fait ?


Le jour suivant, sur le chantier, ses appréhensions se confirmèrent. À six heures du matin, alors que, dans un coin de l’atelier, Adrien changeait de vêtements, le contremaître, renfrogné, l’aborda de front :

— Ne te déshabille pas ! Attends le patron !

— Pourquoi ?

— Tu demandes encore « pourquoi. » ? Tu as du culot. C’est pour t’apprendre à vivre ! Blau-Montag, hé ?

« Voilà qui veut m’apprendre à vivre », songea Adrien, s’asseyant sur une caisse de blanc de zinc et allumant une cigarette. « Si ce merde-au-cul était le dictateur du pays, il enverrait au gibet tous ceux qui font blau-Montag. »

Adrien savait que le contremaître était encore plus brute que le patron, qui souvent avait dû intervenir pour tempérer ses violences verbales à l’égard des ouvriers et donner raison à ceux-ci. Petit homme sec, méchant comme la gale et même très peu habile dans le métier, il en voulait à quiconque le dépassait en capacité ; il n’avait qu’un mérite, bien triste : c’était de pousser le travail, de traquer les hommes, de ne pas leur permettre de souffler une minute, leur reprochant le temps même qu’ils mettaient pour aller uriner. Cela faisait l’affaire de presque tous les patrons qui octroyaient à ces chiens un franc de plus par jour qu’au meilleur ouvrier. Pour ce franc, le contremaître était prêt à vendre son âme au diable. Adrien le haïssait à mort.

L’un après l’autre, les travailleurs arrivaient, haletants, et se déshabillaient au galop, balbutiant une excuse pour le petit retard dont ils se savaient fautifs. Le bourreau les recevait tous avec l’engueulade traditionnelle :

— Naturellement : c’est toujours la faute au tram, à l’éloignement, à votre montre qui ne s’accorde jamais avec la mienne ! Paresseux ! Vauriens ! — Allez, vite, vite : il est six heures un quart !

Et tout à coup, prenant un ton badin, il se mit à railler Adrien :