Page:Europe (revue mensuelle), n° 124, 04-1933.djvu/103

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non seulement les pauvres, mais les riches mêmes l’avaient volé. Néanmoins, devant les supplications trop insistantes et une certaine caution morale, il cédait en murmurant dans sa grosse moustache :

— Voilà… Je vais te voir… Si tu paies ça demain, tu en auras une autre fois. Sinon, fini !

Parmi ceux qu’on « tapait », Vassili l’Adventiste, vu sa foi qui venait plutôt de son bon cœur, se laissait presque régulièrement tirer le sou ou les dix centimes. Comme Floréa, s’il ne manquait jamais d’argent, ce n’était pas seulement parce que l’un et l’autre avaient de « bonnes maisons » qui payaient les taxes des placements, mais aussi parce qu’ils avaient une femme qui les logeait et les nourrissait.

— Frère, disait Mikhaïl à Vassili. Donne, et que ta charité soit inscrite dans le registre du Seigneur !

— Oui : donne, donne, frère ! Mais il est dit que des deux chemises, il faut donner l’une, pas toutes les deux !

Pourtant, il donnait, le brave homme, il donnait à fonds perdus. Mais celui qu’on « tapait » le plus souvent était Cristin. Il ne se passait pas de jour qu’il ne distribuât des trente et même des cinquante centimes. Il le faisait selon l’humeur du moment, tantôt volontiers, tantôt en jurant tous les saints du calendrier, mais il donnait.

Le plus embêtant pour les ventres creux, c’était que Cristin, manquant souvent la maison, prenait ses repas au « Bureau » à la barbe des affamés : une portion de ragoût aux patates ou une assiette de pot-au-feu, des piments farcis, des sarmale, tant de bonnes choses qu’il faisait venir du bistrot du coin et dont l’odeur remplissait de salive les bouches sèches depuis la veille.

Toujours pressé, il dévorait gloutonnement, tout en parlant à Léonard qui, lui, au moins, avalait ses carrés de bon pain blanc. Les autres, le nez allongé, n’avalaient que leur salive, ou crachaient copieusement. Alors, s’en apercevant » Cristin bondissait :

— Nom de Dieu ! Vous jeûnez encore. Mais c’est terrible. Que fichez-vous là ? Vous ne faites que vous masturber !

Ce n’était pas un mot. C’était vrai. Et non seulement pour Nitza, mais aussi, cette fois, pour Adrien et pour Mikhaïl.