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Page:Europe (revue mensuelle), n° 124, 04-1933.djvu/114

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Adrien, brutalement ramené sur cette terre si riche de crapules et si pauvre de Carlyle, sentit le sang lui refluer au cerveau. Il frappa le type d’un coup de poing en pleine poitrine :

— Va-t-en dans le cul de ta mère ! Idiot !

Et il passa son chemin d’un pas accéléré.


Le Bureau de placement et son annexe, l’atelier de plapamaria, offraient à Adrien un troisième moyen de vivre sa vie comme il l’entendait. Ce n’était plus un « trou à cafard », mais, ainsi que Mikhaïl le lui avait dit, un lieu d’où on pouvait mieux dompter la misère. Il s’en apercevait maintenant. Même ce Léonard renfermé en lui-même, qui ne donnait ni ne demandait un sou à personne, collaborait avec sa part de détresse à l’effort commun contre le désespoir. Il se nourrissait de pain sec autant que les autres, couchait comme eux sur les bancs du « Bureau », se taisait et peut-être espérait. Il n’avait jamais un mot pour consoler les autres, mais pas non plus pour les injurier, pour se montrer las de leurs lamentations, de leur chahut, de l’encombrement dont ils emplissaient son bureau, à lui, le patron. Et même son attitude passive, sa personne distraite, sa solitude au milieu de tous, son silence humainement tolérant constituaient une espèce de point d’appui dans ce vide peuplé du désarroi général.

Léonard était, de fait, le vrai patron du « Bureau ». Et aussi le compagnon-chef de l’« asile de nuit ». Il se levait le premier, le matin, permettant aux autres de « roupiller » un peu plus que lui ; car sa toilette était longue. Il se savonnait trois fois, se rinçait à grande eau et mettait un temps infini à discipliner la couronne rare de ses cheveux, ainsi qu’à brosser soigneusement sa vieille redingote, en se servant de sa brosse à moustache, qui lui volait de la main à tout moment et qu’il ramassait toujours sans s’indigner, ni faire cas des rires étouffés des dormeurs à demi réveillés. Puis, le visage rafraîchi et l’air convaincu que la nouvelle matinée allait sûrement apporter quelque bonne surprise, il ouvrait bruyamment la porte du « Bureau » et se plantait droit sur le seuil, face à la rue, comme il faisait autrefois lors de l’ouverture de son grand magasin de soieries à Calarash. Ce moment était le signal