Page:Europe (revue mensuelle), n° 125, 05-1935.djvu/119

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heureux, ou au moins contents, une brassée de foin, au-dessus de la tête, nous suffit pour nous faire bénir l’existence. Mais, dans le malheur, à quoi nous servirait le paradis même !

Se sentant bousculé, il partit, méprisant, dans la direction de la poste centrale et tomba sur un attroupement. Il s’y intéressa. Un vieux monsieur, qui exhibait une rosette à la boutonnière de son paletot, venait de frapper un pauvre diable que les gens soulevaient de la neige. On se trouvait juste devant l’église Ilatari et le monsieur, bon chrétien, s’y était arrêté pour se signer, quand le battu l’apostropha, lui lançant la plaisanterie populaire qui fait allusion aux péchés des bigots :

— Fais-toi un gros signe de croix, car le diable est vieux !

— Bon dieu ! s’exclama Adrien, regardant l’homme qu’on remettait sur ses jambes. C’est toi, Pâcalâ ?

C’était Pâcalâ, qui naturellement, dans sa haine du bigot, avait raillé le chrétien public, sans s’occuper de la décoration. Adrien le retira vivement de la foule et le traîna avec lui :

— Qu’avais-tu à te moquer de ce type ?

Pâcalâ en veston était gelé. Il essuyait le sang qui lui coulait du nez. Un peu plus loin, il s’écroula. Adrien le releva et le conduisit par le bras :

— As-tu été si malheureusement frappé, ou es-tu malade ?

— Non… ce n’est rien. Mais je n’ai pas mangé depuis deux jours.

— Et tu trouves que c’était le moment de plaisanter les canailles religieuses et de te faire battre !

Ils entrèrent dans une gargote de la rue Brézoïanu. Adrien consulta le menu et demanda deux plats de viande de porc à la choucroute. Mais Pâcalâ, au lieu de manger, pérorait à voix éteinte :

— Il faut pourchasser la superstition, l’ignorance. C’est notre devoir, à nous socialistes. Le peuple en est intoxiqué. L’église ! Un des plus grands ennemis de la libération des masses ! Nous devons la démasquer !

— Laisse ça, maintenant, et mange !

— Les popes sont les gendarmes d’un Dieu qui fait bien l’affaire du capitalisme. Coude à coude avec les vrais gendarmes, ils tiennent nos paysans dans la servitude. Il faut…

— … Il faut manger, Pâcalâ ! Tu parleras après.