Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/62

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sionnaires. Il fait nuit, il fait froid. Des vitres sont brisées, le vent souffle dans le compartiment où j’ai pris place, près de la portière. Le train roule lentement, s’arrête, repart ; nous suivons la Marne, le voyage est long comme s’il s’agissait de traverser un continent. Aucune lumière. Avant que tombe la nuit, j’ai pu regarder mes voisins. Je ne les vois plus, et, cependant, j’ai toujours devant mes yeux leurs visages. Ce sont les mêmes hommes que demain je rencontrerai sur les routes, dans les tranchées, dans mon groupe. Ils parlent, ces hommes. Je ne les écoute que par intervalles ; je connais déjà leurs histoires, ce sont celles d’hier, de demain, de toujours semble-t-il. Ce train, qui transporte des hommes propres, a amené à Paris des hommes qui descendaient du front. Dans l’air flotte une odeur tenace, inoubliable. Odeur de poussière, de boue sèche, de vin épais, de boustifaille, de chaleur, de sang, de misère. Je ferme les yeux, je songe à ma mère ; je ne connais de tendresse que la sienne. Le train s’arrête encore, près d’une gare, nous paraît-il. Soudain, un cri monte, plus fort que les bruits qui emplissent le compartiment, assez fort pour emplir le silence de la campagne et de la nuit. Tous, nous collons nos visages contre la portière. À contre-voie, une locomotive noire apparaît, dans un sifflement de vapeur ; puis un fourgon. Tout à coup, les ténèbres se déchirent faiblement. Nous écarquillons les yeux et voyons glisser lentement un long wagon. Nous y apercevons, réunis autour d’une table, des officiers, des civils, et parmi eux un petit vieux au visage pâle et grognon, vêtu d’un costume mi-civil mi-militaire ; ces personnages ne lèvent pas la tête, ou distraitement regardent devant eux. Une clameur est montée : « Hou ! hou !… À bas Poincaré ! » À notre tour, à pleine bouche, nous crions. Déjà, le wagon présidentiel est passé, le train disparaît, de nouveau c’est la nuit, le vide dans la campagne. La surprise de cette rencontre agite un