Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/64

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foule se pressait sur le quai ; dans la bousculade, je perdis mon compagnon. S’il a échappé comme moi au massacre, s’il vit encore, je l’imagine songeant à ses espérances plus cruellement pourchassées, mutilées — par les mêmes forces contre lesquelles il se révoltait — que nous le fûmes au cours de cette nuit par des avions allemands.

Ce sont de telles rencontres qui, autant que des scènes d’horreur, m’aidaient à voir mieux clair en moi-même. J’étais asservi, mais de moins en moins dupe.

À une autre époque, je fus mêlé aux hommes alors qu’ils ne jouaient pas leur rôle de combattants. C’était à S… où ma mère, presque sans un sou, seule, s’était réfugiée chez un parent qui tenait une « maison ». Elle aidait la cuisinière, faisait le ménage, comme à Paris chez des bourgeois. Elle était nourrie, logée — elle couchait dans la salle à manger — recevait des pourboires et pouvait m’envoyer, ainsi qu’à mon père, des colis et de l’argent. J’allai la voir. Je n’en finirais pas s’il me fallait raconter mon séjour, parler de ma mère, des histoires qu’elle m’apprenait. Je n’ai fait qu’esquisser tout cela dans Petit-Louis et ce n’est pas l’heure de revenir sur ces aventures. On ne faisait alors aucun mystère de ce commerce. Dans la ruelle conduisant à la « maison », des gendarmes assuraient l’ordre ; officiers et sous-off, comme aujourd’hui les voyageurs de première classe, dans le métro, avaient droit de priorité. Certes, les journaux ne parlaient pas de ces distractions autant que de notre amour du « pinard ». Pourtant, dans ces lieux, nous buvions encore du vin — c’était le moins cher, et nos officiers avalaient du mauvais Champagne — et nous chantions même assez souvent La Madelon. En ce qui me concerne, j’étais tenu à certaine réserve. Je demeurais un peu à l’écart et connus ce qui faisait notre délassement, notre joie, notre oubli. Dans le même temps, de son côté, l’église avait été mobilisée pour offrir ses