Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/78

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millions d’hommes qu’on n’aura pu tuer pour vaincre ceux-là seuls qui sont leurs vrais ennemis. Telle est ma dernière espérance, assez lumineuse, assez sûre pour me faire oublier le fiasco du présent.

Je ne sais s’il m’est possible d’espérer vivre encore vingt ans. Je le souhaiterais. Pour assister au triomphe des éternels vaincus. Et, aussi, parce que j’aime la lumière, les arbres, la mer, tant de spectacles merveilleux dont je ne me rassasie jamais. Assez de choses, indépendantes de l’homme, nous apprennent à croire et à aimer. Aussi voudrais-je vivre. Ce n’est pas que j’attache à ma vie — et à « mon œuvre » — plus d’importance que ne le doit faire un homme. Si je la perdais, du moins désirerais-je que ce ne soit pas inutilement ; or nous savons que la guerre de demain, comme celle d’hier, sera le plus stupide des suicides. Nous sommes dans un temps où règne la force, pis peut-être bientôt. Il faut prendre ses précautions. J’ai voulu, dans ce court essai, me séparer de ceux qui portent la responsabilité entière de l’échec de ces vingt années ; j’ai tenté de montrer en quoi mon chemin s’était éloigné du leur, et qu’on m’excuse si j’ai pu m’attarder à en donner des preuves, qu’on ne voie là aucun orgueil. Ce chemin, je ne l’ai pas quitté aujourd’hui, j’y marcherai encore demain. Que je ne sois pas complice du crime qui renouvellera celui de 1914. Ce sera le seul honneur que je recherche. Et je ne doute pas que je n’aie en France beaucoup de compagnons.

J’écris ces pages loin de Paris, dans une île où, depuis plusieurs années, je passe mes étés. Par instants, je cesse d’écrire, je relis un passage de cet essai… un autre… Que penser ? Je ne me suis laissé guider que par ma sincérité, mon indignation, mon désespoir. Je sais que certains ricaneront, pourront m’opposer leurs