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EUROPE

tourné au soleil, me racontaient des histoires à dormir debout. C’est ainsi qu’un jour je lus, sur l’une de ces feuilles, que le vent emportait :

Les citoyens de notre pays sont égaux devant la loi. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs.

« Je n’avais pas quinze ans, et le rire était déjà mort pour mes lèvres, mais à la lecture de ce mensonge j’ai ri comme un bossu.

« Alors je vis un commandant de remorqueur, qui s’approcha de moi et me demanda pourquoi je riais seul. Je lui passai la feuille.

— Eh bien, qu’avez-vous à rire ?

— Il y a de quoi rire, Monsieur le capitaine. J’ai pensé à mes parents : ils étaient égaux devant la loi. Ils avaient les mêmes droits. Croyez-vous que ces droits les aient empêché de crever de faim en accomplissant leurs devoirs. C’est pourquoi je crois que ces lignes ont été écrites par un idiot.

« Mais, dans le monde, on ne rencontre pas que des idiots. Le commandant du remorqueur fut un homme. Il me tira de la poubelle du port où je vivais, m’accorda un travail humain, à bord de son vaisseau, et un regard amical aux heures de naturelle faiblesse.

« Il me dit, le premier jour :

— Mon garçon ! Je vais te donner une seule leçon de vie, que tu me promettras de ne plus oublier. Apprends donc, que le monde se partage en trois catégories et guère plus : il y a des gens qui savent, d’eux-mêmes, qu’avec un couteau qui sent l’oignon on ne doit pas couper du pain ; il y en a d’autres qui n’y pensent pas, mais qui l’apprennent en le voyant faire ;