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EUROPE

en blé. Sur les quais du Pirée, les « capitaines » sans navire grignotent un hareng saur ou une laitue, et se contentent du commandement d’une barque, ce qui ne les empêche pas d’avoir du cœur et de raconter des exploits imaginaires que personne n’écoute.

« Je les ai écoutés, moi. Et j’ai vu que de toutes les misères qui peuplent l’âme humaine, nulle part le tragique n’est plus cruel que là où il se mêle de ridicule. Le ridicule est un champignon vénéneux qui continue de pousser à la racine de l’arbre que la foudre vient de déchiqueter. Dans le port du Pirée, l’homme affamé et loqueteux oublie sa misère, se crée des légendes et vit d’imagination.

« Voici un restaurant propret où déjeune régulièrement Kir Dimitropoulos, commandant de cargo qui se donne des airs d’amiral. Tous les vauriens y accourent. Ne pouvant se payer un repas, ils demandent un petit verre, qui tarde à venir, qui souvent ne vient pas, car le tenancier doute même de leur maigre solvabilité. Cela ne leur fait rien. Ils ne sont pas à une offense près. Brûlant de ce qu’ils ont à dire à Kir Dimitropoulos, ils se pressent autour de lui, évoquent, point par point, les difficultés de la navigation, inventent des bravoures inexistantes, à l’actif de leur adulé, et pendant que celui-ci avale son agneau rôti, ils avalent, eux, leur salive.

« Parfois, les malheureux s’aperçoivent qu’ils sont seuls. Alors ils retournent vivement au café des « commandants » déchus, où ils parlent tous à la fois et s’entendent à merveille, car là personne ne mange de l’agneau rôti.

« Ce sont des sentimentaux, des êtres aux grands désirs et aux petits moyens.