Page:Europe (revue mensuelle), n° 79, 07-1929.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
382
EUROPE

pas. Et trouvant que le charme venait d’être trop brusquement rompu, ils mirent un tel regret à faire prendre le large au bateau, que, sans transition, quelques coups de botte distribués à toute volée dans les derrières, tranchèrent avec éloquence un reste de malentendu qui subsistait à bord sur la composition de notre petit monde.

« Alors, je ne sais quelle voix de compagnon me demanda tout bas, à l’oreille :

— Tu n’as pas non plus de contrat en règle ?

— Un contrat ?… On n’en fait pas, avec des hommes recueillis dans les poubelles.

« Une nuit riche de menaces tombait sur le port au moment où nous quittions la rade.

« Au loin, à l’horizon, le crépuscule enveloppait d’une lame de sang le cœur offensé de la terre, pendant que la caravelle glissait insensiblement, comme une traîtresse.

« Des jours et des nuits, nous avons flotté entre ciel et mer. Nous connûmes tout : des vents favorables qui nous faisaient filer comme des hirondelles ; des vents contraires, devant lesquels nous devions lutter dur, pour ne pas trop reculer ; des moments d’accalmie, où nous ressemblions à une bouée.

« Pour être juste, pour ne pas irriter le Seigneur, comme on dit dans nos campagnes, j’avouerai qu’ils ne m’ont pas manqué les instants de doux bonheur intime, pendant lesquels, en dépit de ma parfaite servitude, des sursauts de reconnaissance envers la vie naissaient au fond de mon âme. C’était justement dans les heures d’accalmie, lorsque nos tyrans se rongeaient le cœur. Mais cela n’arrivait que bien rarement, car il faut un miracle pour qu’il naisse quelque reconnaissance dans une âme consciente de sa servitude. Et