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LE PÊCHEUR D’ÉPONGES

c’en était une, bien consciente, quand la mer, le ciel et les hommes se mettaient de la partie pour broyer nos corps et avilir nos âmes.

« Telle était notre vie quotidienne. Parfois la lutte nous épuisait au point que la nourriture même nous écœurait. D’ailleurs, du repas chaud, seule l’odeur nous parvenait. Il n’y en avait que pour nos geôliers. Nous, nous devions nous contenter de galettes et de conserves, rarement d’une soupe de poissons frais. Alors je compris combien avaient raison les flemmards du Pirée d’être flemmards. Ils savaient que, travaillant ou ne travaillant pas, c’est toujours un hareng saur qui est leur part de vie.

« Cette vérité me fut un jour confirmée par l’un de mes compagnons de servitude, qui me raconta l’anecdote suivante :

— Tu sais, fit-il en contemplant ses mains abîmées par les cordes, chaque fois que deux chiens se rencontrent, ils ont l’habitude de se flairer réciproquement, d’abord le nez, puis, le derrière. C’est une façon à eux de constater leur état social.

Ainsi, un misérable cabot, affamé et galeux, rencontra un jour un chien de luxe, gras et propre. Conformément à la loi des frontières, les deux inconnus, firent l’inspection de leurs nez, puis, chacun alla fouiller dans les bagages de son congénère, quand le chien de luxe recula aussitôt, dégoûté :

— « Quoi ? » fit le cabot. « Je ne te plais pas ? »

— « Pouah ! » s’esclaffa l’autre. « Que tu es laid et sale, derrière ! »

— « Je te crois, ami », répliqua le galeux. « Mais dis-moi : qu’ai-je de bon et de propre, devant, pour me permettre d’être beau et agréable, derrière ? Ai-je moi, à ton exemple, un os bien garni ? une couchette bien chaude ? une caresse ? Puis-je compter sur une aide en cas de maladie ? Rien de tout cela, devant.