Page:Eyma, Les peaux noires, Lévy, 1857.djvu/124

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Le poison est à la fois l’arme offensive et défensive de l’esclave.

Et ici je dois faire observer qu’il s’en sert si habilement, que rarement il l’applique avec violence ; c’est toujours par petites doses qu’il procède. La mort ne doit venir que lentement, progressivement, avec des alternatives d’espérance et de suprême agonie. C’est quelquefois un raffinement de cruauté, une atroce joie que se donne l’empoisonneur d’assister aux souffrances et aux langueurs de sa victime. Souvent aussi, c’est un autre sentiment qui le pousse à agir de la sorte. Le nègre considère le poison comme un instrument chargé de manifester son pouvoir ; conséquemment, les premières atteintes, dans sa pensée, doivent être un avertissement ; il compte sur les symptômes plus ou moins alarmants, pour arrêter telle mesure, pour provoquer telle autre ; il garde et veut laisser une espérance. Entre le premier et le second avertissement, il y a toujours une lacune. C’est le temps de la réflexion. Il récidive quand il y a lutte contre lui et contre sa volonté.

Le suicide par le poison est également de sa part la manifestation d’un chagrin, d’une douleur, d’une blessure qu’il dénonce au maître. Là encore, il procède par alternatives. Les symptômes ne sont jamais douteux ; c’est donc au maître, à qui ils n’échappent pas, à trouver le remède au mal dont l’esclave est rongé, le beaume à la plaie qu’il ne montre pas toujours, car souvent la cause vient du maître lui-même.

La placidité avec laquelle les créoles vivent au milieu du fléau étonne d’abord vivement les Européens ; puis ils s’habituent peu à peu, et tout aussi bien que les créoles eux-mêmes, à avoir incessamment suspendue au-dessus de leur estomac cette coupe de Damoclès.

Est-ce indifférence, insouciance, effet du climat, ou