Page:Eyma, Les peaux noires, Lévy, 1857.djvu/128

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sans fin, un tumulte incessant, un brouhaha de chants, de cris, de jurons, de claquements de fouets, de hennissements de mulets et de chevaux, de beuglements de bœufs. Les muletiers qui partent apportent au moulin la chanson de l’atelier et rapportent à l’atelier la chanson du moulin ; et quelles chansons et quels chœurs ! des notes à casser la voix, des mélodies à briser le tympan, des mesures à mettre en branle tous les danseurs de la terre : c’est une vie nouvelle sur l’habitation, toute pavoisée de rires, de bonheur, de gaieté !

Le nègre qui montre le plus d’insouciance au travail habituel, reprend du nerf ces jours-là ; pour les enfants, c’est une joie indicible.

Devant le moulin, les cannes amoncelées en montagne passent de mains en mains pour arriver jusqu’aux cylindres puissants qui les broient et les rendent converties en une matière molle et spongieuse. Cette matière, désignée sous le nom de bagasse, est destinée à alimenter le feu sous les chaudières gigantesques où bout le jus de la canne, dont l’odeur enivrante fait dresser les oreilles et ouvrir le naseau aux mulets et aux bœufs devinant, pour le soir, la boisson dont ils sont le plus friands. Les bêtes ont donc également leur part de joie dans cette récolte.

Les nègres et les négresses, nus jusqu’à la ceinture, les épaules et le corps ruisselant et luisant de sueur, la chanson aux lèvres (quand ils ne déchirent pas un morceau de canne à belles dents), se démènent comme des démons, ne laissant chômer ni les cylindres affamés et insatiables, ni les chaudières où, en passant de l’une à l’autre, le jus de la canne se transforme pour aller enfin se cristalliser dans de larges et longs bacs que le propriétaire vient incessamment surveiller. Il suit cette dernière opération surtout avec une sorte d’inquiète préoccupation. Là, en effet, est la