Page:Eyma, Les peaux noires, Lévy, 1857.djvu/136

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Le sang-gris est une boisson composée de madère, de sirop clarifié et de muscade, que l’on mélange au moyen d’un bâton long de six pouces, dont l’extrémité qui plonge dans le liquide est armée de petites ailes ; en le tournant vivement entre les deux mains, ce bâton, qu’on appel dans le pays bâton lélé, agite violemment le liquide et hâte la mixture des éléments qui entrent dans le sang-gris. C’est la boisson favorite d’un grand nombre de créoles.

Mon compagnon de voyage, en entendant parler de boire quelque chose dans une maison où le poison coulait à flots, nous regarda en pâlissant. L’air calme et indifférent du planteur ne le rassura pas plus que le signe que je lui fis de n’avoir rien à craindre.

— Croyez-vous, dis-je à notre hôte, que votre commandeur et les autres marrons soient les coupables ?

— Ce sont répondit-il, d’excellents sujets ; je n’ai aucune raison de les soupçonner.

— Leur fuite, cependant… hasarda mon ami.

— N’est pas une preuve, Monsieur ; ils sont partis marrons poussés par ce même vertige qui a fait que les autres se laissent mourir ou se pendent. Dans ces moments-là, voyez-vous, les nègres perdent la tête, la raison, le sens commun. Quand ils voient le fléau exercer ses ravages sur une aussi vaste échelle, il leur semble que c’est la fin du monde. Ils n’attendent pas la mort, ils vont au-devant d’elle.

— Pardon, Monsieur, interrompit le jeune européen, vous avez dit que vos nègres se laissent mourir à l’hôpital…

— Oui, Monsieur ; explique qui pourra et comme on voudra ce fait, mais il est certain que le nègre est doué de cette fatale et curieuse faculté qui dénote évidemment dans son organisation une prédominance nerveuse extra-