Page:Fénelon - De l’éducation des filles. Dialogues des morts.djvu/310

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Annibal. — La disgrâce et la solitude ne vous ont pas été inutiles pour faire ces sages réflexions.

Scipion. — J’en conviens ; mais vous n’avez pas eu moins que moi ces instructions de la fortune. Vous avez vu tomber Carthage ; il vous a fallu abandonner votre patrie ; et après avoir fait trembler Rome, vous avez été contraint de vous dérober à sa vengeance par une vie errante de pays en pays.

Annibal. — Il est vrai ; mais je n’ai abandonné ma patrie que quand je ne pouvais plus la défendre et qu’elle ne pouvait me sauver du supplice ; je l’ai quittée pour épargner sa ruine entière et pour ne voir point sa servitude. Au contraire, vous avez été réduit à quitter votre patrie au plus haut point de sa gloire et d’une gloire qu’elle tenait de vous. Y a-t-il rien de si amer ? Quelle ingratitude !

Scipion. — C’est ce qu’il faut attendre des hommes quand on les sert le mieux. Ceux qui font le bien par ambition sont toujours mécontents ; un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortune les trahit, et les hommes sont ingrats pour eux. Mais quand on fait le bien par l’amour de la vertu, la vertu qu’on aime récompense toujours assez par le plaisir qu’il y a à la suivre, et elle fait mépriser toutes les autres récompenses dont on est privé.