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FIERTÉ DE RACE

l’ombre d’une silhouette chère, puis il continua son chemin sous la neige nouvelle qui tombait.

Après quinze minutes de marche environ, le jeune homme s’arrêta devant une maison d’assez belle apparence, monta six marches de pierre, et pressa un bouton placé au-dessus d’une plaque en cuivre ainsi gravée :

DOCTEUR HENRI CREVIER

Il attendit une minute. Une vieille femme parut. Avant que le jeune inconnu n’ouvrit la bouche, la femme dit, en s’effaçant :

— Ah ! c’est vous, monsieur Georges ? Entrez donc.

— Le Docteur est là ?

— Il vous attend.

Le jeune homme entra, secoua la neige de son chapeau, et pénétra dans une pièce voisine.

Un homme, ayant l’apparence d’un vieillard, enveloppé dans une robe de chambre, la pipe aux dents, à demi perdu dans un nuage de fumée, lisait.

— Bonsoir, mon oncle ! dit le jeune homme en entrant.

— Comment vas-tu, Georges ?

Ce vieillard, c’était le docteur Crevier. Sans changer sa position confortable, le docteur de la main indiqua un siège à son visiteur.

Le docteur Crevier n’avait peut-être pas une renommée mondiale ; néanmoins il passait pour un médecin de mérite. Depuis quelques années il avait abandonne la médecine active et, maintenant, il s’adonnait exclusivement aux consultations. L’âge et les rhumatismes le tenaient, pour une bonne partie de l’année, cloué dans un fauteuil. Il lisait énormément et fumait d’innombrables pipes.

Par-ci, par-là, un ancien patient venait demander un avis, un conseil. Le plus souvent c’était un vieux confrère qui venait faire son bout de causette. Pour tout dire, les visiteurs étaient rares, et le vieux docteur avait fini par perdre de vue la société, et lui-même s’en allait à l’oubli.

Célibataire fortement enraciné, sans autre parent qu’un neveu, il vivait simplement, bien que riche, avec une vieille femme qui le servait depuis près de vingt ans. À vivre ainsi, seul et solitaire, il était devenu tout à fait égoïste, sans aucune compassion aux misères d’autrui. Sa maxime favorite, quand on lui rapportait certaines misères ou certains malheurs, était celle-ci :

— La créature humaine ne souffre jamais que par sa faute !…

Et c’était tout. Tant pis pour celui qui se casse une jambe, c’est sa faute ! Tant pis pour la jeune mère qui pleure un nouveau-né, c’est sa faute !

Il s’engraissait dans une philosophie impitoyable. Stoïque, il ne se plaignait pas des maux qui le rivaient des mois entiers à l’impotence, et son stoïcisme dérivait de sa propre logique, puisque ses souffrances étaient l’expiation de ses fautes. Et ces fautes n’étaient pas encore tout à fait oubliées, car il se trouvait de ses contemporains qui, au temps de sa jeunesse, avaient connu son existence désordonnée. Le docteur Crevier s’était accordé tous les plaisirs et toutes les frivolités. Un temps, son nom avait été synonyme de corruption… Cependant, il avait fini par s’assagir peu à peu, à s’attacher une clientèle respectable et payante, puis d’excellentes opérations financières qu’il avait réussies avaient contribué à lui assurer une existence de bien-être.

Le docteur n’avait donc qu’un seul parent — du moins le seul qu’il se connût — un neveu, fils unique d’un frère mort depuis plusieurs années. À ce neveu il avait choisi la carrière médicale, mais le jeune homme avait penché vers l’étude de la loi. Très mécontenté, l’oncle avait de suite retiré sa protection et laissé le jeune homme se débrouiller tout seul au sortir de ses études collégiales. Sans un sou, sans un protecteur, le jeune homme avait fini par trouver une petite position de comptable dans une banque où l’avancement était affaire de protection et d’influence.

Le docteur avait donc fait preuve de mesquinerie. De prodigue qu’il avait été dans sa jeunesse, il était devenu avare. Il refusait de donner la moindre obole aux œuvres de charité. Il avait abandonné l’église parce que « ça coûtait trop cher et que les curés étaient insatiables ». Ses consultations, il les vendait au poids de l’or, c’est-à-dire pour de bons billets de banque. Rien pour rien ! Qu’un pauvre diable se présentât, le docteur avant toute chose faisait un calcul mental de la situation financière du patient, puis se faisait payer d’avance sa marchandise, c’est-à-dire sa consultation. Donnant donnant !… Payez d’abord, puis nous verrons ! Si le miséreux protestait, le docteur rétorquait avec un accent brutal :

— Vous avez eu de l’argent pour vous rendre malade, il est juste que vous en ayez pour vous faire guérir… payez !

Voilà donc à peu près l’oncle auquel un neveu bien désespéré, bien misérable, venait demander aide et conseil.

— Mon oncle, avait dit le jeune homme, après avoir accepté le siège indiqué, je suis bien malheureux !

— C’est ta faute, mon neveu ! répliqua froidement le docteur en jetant sur son bureau le livre qu’il tenait à la main.

— Mettons que c’est ma faute, mon oncle ; est-ce une raison pour vous d’être impitoyable ?

— Impitoyable ? oui. Pourquoi serais-je stupide de couper la corde à l’idiot qui va se pendre ?

— Ce n’est pas une stupidité, mon oncle, c’est un acte de charité élémentaire… vous empêchez un crime !

— Stupidité, Georges, est bien le mot, le seul. Voyons : que je coupe cette corde à ce pendu, qu’arrivera-t-il ? Ceci : demain, le pendard, il se rependra avec une autre !

— Cela se peut, mon oncle. Mais il me semble que c’est après avoir échappé à l’abîme qu’on peut en mesurer la formidable profondeur. Alors…

— Alors — tellement l’homme est bête — il court s’y jeter avec plus de furie Georges, ajouta le docteur avec une marque d’inté-