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JEAN DE BRÉBEUF

Marie pencha la tête et ne répliqua pas.

L’Araignée reprit avec impatience :

— La langue de la Huronne se glace, quand le cœur chaud de l’Iroquois lui parle d’amour ! Est-ce que son cœur aussi se glace ?

— Le grand chef des Agniers n’a pas le droit de parler d’amour à la Huronne, parce qu’elle n’est pas la fille d’un grand chef !

— Tu te trompes, Madonna. Le grand chef des Agniers prend les droits qu’il veut, il prend femme là où ça lui plaît. Il est son maître, autrement il ne serait pas un grand chef !

— Je te crois. Mais tu oublies que la Huronne est chrétienne ?

— Non, je ne l’oublie pas.

— Tu oublies que je suis fiancée et que demain je serai la femme d’un chef huron ?

— Ton fiancé n’est pas encore chef et il ne le sera pas !

— Comment sais-tu ?

— Je sais.

Ceci fut dit sur un ton si assuré, si énergique et avec un accent si autoritaire qu’il était inutile d’insister. Marie le savait. Elle reprit :

— Si tu sais, sache encore que je ne peux t’appartenir sans briser mes promesses.

— Tu as promis d’épouser un chef, Madonna ; or Jean Huron n’est pas un chef… il ne sera jamais un chef !

— Si ta prédiction s’accomplit, je ne serai pas sa femme et je ne serai pas ta femme non plus. J’abandonnerai ma tribu et mon village et m’en irai chez les saintes femmes du pays des Français.

L’indien ne répliqua pas. Il alla prendre la bougie sur la bûche de bois, reprit sa position devant la jeune indienne, éleva la bougie à la hauteur de son fier visage et dit avec orgueil :

— Vois mon visage, Madonna ! Regarde comme il est beau ! Les femmes de mes guerriers ne cessent jamais de m’admirer ! Pourquoi ne m’admires-tu pas, Madonna, toi qui n’es qu’une Huronne ? Ne serait-ce pas le plus grand honneur pour la Huronne de devenir la femme du plus grand des guerriers, du plus grand des chefs, celui qui s’appelle l’Araignée et que redoutent et respectent les plus puissantes tribus ? Car toutes les femmes envieront le sort de celle qui sera ma femme ! Un tel sort n’est-il pas suffisant à Madonna ? Que désire-t-elle que je fasse pour qu’à son tour elle m’admire ?

— Que tu la laisses aller au sort qu’elle a choisi pour elle-même, grand chef !

— Ton sort, c’est de me suivre. Je t’ai choisie, tu ne peux résister. Écoute… entends la voix de la forêt comme elle gronde, comme elle rugit ! Veux-tu un exemple de ma puissance ? J’irai à la forêt et je dirai : Silence ! La forêt se taira. Je crierai au vent : Arrête ! Il arrêtera. Quel homme, quel guerrier, quel chef au monde peut en faire autant ? Dis…

— Tu es grand et puissant, ô chef de la grande tribu, mais tu ne possèdes pas la puissance pour m’arracher au sort qui me lie !

La jeune fille ne regardait pas l’indien elle penchait sa tête davantage vers ses genoux.

L’Araignée frémit de colère. Mais plein de volonté, il se contraignit pour reprendre :

— Écoute encore, Madonna : je sais qui t’empêche de me suivre, c’est le Père Noir. Eh bien ! je suis assez puissant pour dompter le Père Noir et le courber sous ma volonté !

Marie sourit et répliqua :

— Non, grand chef, le Père Noir est plus puissant que toi !

L’indien fit entendre un sourd grondement.

— Écoute encore, Madonna ! Si tu ne me suis pas, si tu refuses d’être ma femme, je m’en irai seul avec mes guerriers qui ne sont que dix. Je retournerai dans mon pays, et je dirai à ma nation l’affront que la tribu des Hurons a fait à l’Araignée. Toute ma nation et tous mes guerriers me demanderont de laver l’affront. Je ne pourrai m’opposer à leur désir. Je me mettrai à la tête de mille guerriers invulnérables et je reviendrai. Je te prendrai, je massacrerai toute ta tribu, je brûlerai ton village, je tuerai le Père Noir. Oui, je le tuerai pour prouver au monde que lui et son Dieu ne sont ni grands ni forts, je lui ferai endurer des supplices horribles et il mourra en pleurant et en me criant grâce. Je tourmenterai de même Jean Huron, si bien que l’âme de ses pères en frémira d’horreur ! Oui, je ferai tout ce que je dis ! Prends donc garde, Madonna, puisque tu sais que je tiens toujours mes promesses ! J’ai dit.