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JEAN DE BRÉBEUF

Jean de Brébeuf leva les yeux au ciel où, par une déchirure de nuages, brillaient quelques pâles étoiles. Il parut adresser à Dieu une muette prière. Puis, ramenant ses regards attristés sur la jeune huronne, il murmura :

— C’est bien, ma fille, va et que Dieu te bénisse !

Il s’approcha des Hurons et leur expliqua la décision de Marie. Puis il revint à l’Araignée disant :

— Mon fils, puisque Marie consent à te suivre, emmène-la et qu’elle soit heureuse en te rendant heureux ! Va… que tes guerriers te suivent ! À ce pauvre enfant huron qui gît là inanimé nous donnerons demain la sépulture. Va ! va ! mon fils, et que mon Dieu soit avec toi et ta tribu !

Sans mot dire, le jeune chef iroquois alla prendre Marie par une main et, suivi de ses guerriers, il s’enfonça dans les ténèbres de la forêt.

Gaspard Remulot alors jeta son fusil par terre, prit sa tête à deux mains et s’écria ;

— Par ma foi ! je pense que l’esprit me chavire ! Non, ce n’est pas possible que cette pauvre Marie devienne la femme de cette brute d’iroquois maudit que je regrette bien de n’avoir pas mieux tiré !

Mais Jean de Brébeuf donna ordre aux Hurons d’entasser des branches sur le corps rigide de Jean, donnant lui-même l’exemple.

Quand ce fut fait, il dit :

— Demain, après la messe, nous viendrons le chercher pour lui donner la sépulture.

Et lentement, tristement, le missionnaire reprit le chemin de la bourgade, suivi de Gaspard qui ne cessait de grommeler avec humeur et des huit guerriers hurons indifférents en apparence.


CHAPITRE XI

SURPRISE ET JOIE


La mort de Jean Huron et l’enlèvement de Marie par l’Araignée avaient jeté dans les deux bourgades Saint-Louis et Saint-Ignace non seulement la stupeur, mais aussi un gros malaise. Ce malaise fut accompagné d’inquiétudes. Les sauvages avaient certainement une grande confiance dans le missionnaire, mais cette confiance ne réussissait pas à faire disparaître leur crainte de l’iroquois et particulièrement de l’Araignée.

Dans ces deux bourgades il se trouvait des hurons aveuglément dévoués et fidèles à leur Père Noir, mais il en était aussi qui manquaient de confiance et qui, d’une foi chancelante, étaient souvent près de faire cause commune avec la nation iroquoise. Parmi ces derniers il s’en trouvait qui, par crainte de représailles de l’Araignée, en voulaient à Jean de Brébeuf d’avoir épargné la vie du jeune chef iroquois. Ils avaient été témoins de la menace qu’il avait faite après que le missionnaire lui eut fait ouvrir la porte de la bourgade. Ils se doutaient bien qu’un jour ou l’autre il tenterait de surprendre le village et de massacrer sa population. Or, parmi ces hurons craintifs il en était un qui avait assisté à l’assassinat de Jean, et le lendemain, avec quelques congénères mécontents, il fit courir parmi la population de Saint-Louis le bruit que Jean de Brébeuf avait fait tuer Jean Huron afin que Marie devînt la femme de l’Araignée. Et ces brebis galeuses ajoutèrent que le missionnaire avait eu des ententes avec le jeune chef agnier pour sacrifier Jean et Marie, et qu’à présent il méditait de livrer le village Saint-Louis et ses habitants à la férocité des guerriers Iroquois.

La calomnie trouva, bien entendu, quelques oreilles complaisantes, puis elle franchit la palissade et alla s’insinuer dans la population de Saint-Ignace. Si la majorité demeura sourde à ces mensonges, elle n’en ressentit pas moins une grande inquiétude, et sa confiance dans le Père Noir fut légèrement ébranlée. Et sans admettre ces mensonges, plusieurs néanmoins se demandaient quel avait été l’intérêt du missionnaire à protéger la vie de l’Araignée, et pourquoi et dans quel dessein le jeune chef agnier s’était trouvé sous le toit de Jean de Brébeuf. Et en repassant toute la scène de la veille au soir, ils demeuraient étonnés et ils n’étaient pas loin de soupçonner le missionnaire d’intrigues funestes. Malgré les enseignements religieux qu’ils avaient reçus, ils ne pouvaient comprendre encore que le missionnaire eût sauvé la vie du chef iroquois.

Ce manque de pénétration était dû à leur esprit rancunier, car l’indien n’oublie jamais un affront. Il sait dissimuler en attendant l’occasion de laver l’outrage reçu.