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Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/21

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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

« Tout de même, il serait fort drôle que Monsieur de Laval connût les mystérieux négoces de son ennemi Monsieur le Gouverneur. À propos, voilà bien deux ennemis qui se valent. Chacun veut tout conduire et à sa guise, aucun de ces deux hommes ne veut admettre, ici en Nouvelle-France, d’autre autorité que la sienne. Chose plus drôle, c’est que Monsieur de Frontenac émet des ordonnances et édits auxquels il manque le premier, et pour cacher son jeu il exerce un pouvoir tyrannique sur tout ce qui ne se soumet pas. Il a l’exemple du roi, et il s’imagine qu’il lui est possible et même facile de se conquérir en ce pays une puissance égale à la puissance du roi en France. Et ce qui n’est pas moins drôle, c’est que si le gouverneur veut imiter l’exemple de son souverain, Monsieur de Laval, lui, cherche à copier le superbe Richelieu. De vrai, il y a en lui du Richelieu ; seulement il lui manque le rouge et le chapeau. Avec ce chapeau et ce rouge, il pourrait fort bien exercer ici une tyrannie qui ne le céderait en rien à celle de Monsieur le comte de Buade. Il le sait, puisqu’il ne cesse d’intriguer ici et à Versailles pour obtenir son cardinalat. Il va intriguer longtemps, car jamais le roi, qui est méfiant, n’installera en ce pays une puissance qui lui ferait ombrage… Mais bah ! à quoi bon me tracasser l’esprit avec toutes ces choses ? Oui, mais ce que j’aimerais à savoir, c’est comment toutes ces choses vont tourner…

Ici, Maître Jean parut s’absorber dans une profonde méditation, un silence de mort l’enveloppa.

Nous laisserons le vieillard dans sa prison et nous retournerons auprès de Flandrin Pinchot.

Comme on l’a vu, Flandrin avait été désarmé de main de maître. Sous les regards narquois des deux pourfendeurs il était demeuré tout confus et honteux. S’il ne releva pas sur-le-champ sa rapière et ne prit pas sa revanche, c’est que Flandrin était devenu soudainement distrait, c’est-à-dire qu’il se demandait comment il avait bien pu échapper son arme. Il s’en étonnait d’autant plus que la chose lui arrivait pour la première fois à lui qui avait déjà fait sauter nombre de lames. Mais lorsque la porte de fer eut été refermée, quand elle eut claqué sinistrement dans son cadre d’acier, Flandrin sortit de sa distraction, et alors ce fut la plus belle des rages qui l’empoigna. Il jura, sacra, gesticula, puis d’une voix méconnaissable :

— Attendez, mes gredins, cria-t-il comme si les autres eussent pu l’entendre, attendez, nous nous retrouverons ! Tout à l’heure vous m’avez pris par surprise, mais j’aurai bien mon tour… attendez !

Et pour obéir à une idée, oubliant son courroux et sa défaite, il releva promptement sa rapière, la rependit à son côté et courut à la porte qu’il entre-bâilla tout aussi doucement qu’il avait fait avec Maître Jean. Il regarda à travers le passage et la salle d’armes. De l’autre côté du corridor et faisant vis-à-vis à la porte ouverte de la salle d’armes, se trouvait une autre porte de chêne et bardée de fer. Il vit que les deux chenapans ouvraient cette porte et poussaient en une salle basse Maître Jean. C’en était assez pour Flandrin. Il referma doucement sa porte et se mit à réfléchir.

Il se demandait pour quelle raison Maître Jean avait été enfermé dans une salle basse comme un vulgaire coquin. Parce qu’il avait été surpris en des lieux où nul visiteur n’était admis ? Allons donc ! une telle contravention n’était pas passible d’emprisonnement ! Sans doute, on était sévère, surtout depuis que M. de Frontenac avait, l’hiver d’avant, échappé miraculeusement — disait-on — à l’arme meurtrière d’un assassin, et l’on voulait se montrer plus sévère encore quant à la consigne et aux devoirs des fonctionnaires. Oui, mais de là à cadenasser un honorable et honnête bourgeois…

— Eh bien ! tant pis, se dit tout à coup Flandrin qui, en son tréfonds, cherchait un moyen de revanche contre les deux rustres qui l’avaient nargué… tant pis ! je sortirai Maître Jean de sa prison ! Je le sortirai, dût-il m’en coûter la vie ! Car c’est ma faute… Quelle affaire avais-je à lui ouvrir ma porte ? N’était-il pas de mon droit et devoir de lui dire, tout amis que nous sommes, de se retirer ? Alors, moi, je l’attire au lieu de le repousser ! Oui, c’est ma faute. Tant pis ! cent fois tant pis ! je le tirerai de là !

Et voilà que Flandrin Pinchot, sans penser plus long, prenait déjà cette résolution.

Et bah ! après tout que risquait-il ?

Sa place, plus six mois ou un an de prison !

La place et la prison… brrrr !

Flandrin frissonna malgré lui en songeant à sa femme, à son enfant — car Louison pourrait toujours se tirer d’affaire — et en songeant surtout à…

À qui donc encore ?…

Ici Flandrin prit sa tête à deux mains. Décidément, la chose, de quelque façon qu’on essayât de la tourner et retourner, prêtait à réfléchir. Et Flandrin réfléchissait durement. Mais une chose lui revenait par-dessus tout, une chose le tenaillait, celle-ci : Flandrin ne pouvait pas laisser Maître Jean moisir dans sa prison… Maître Jean qui n’avait fait aucun mal ni commis aucun crime ! Enfin, la justice doit être la justice ! se disait Pinchot. Et il ne pouvait concevoir que Monsieur de Frontenac usât d’une telle rigueur avec Maître Jean. Il est vrai que les deux chenapans avaient dit « Ordre de Son Excellence »… mais ce n’était pas bien sûr qu’un tel ordre émanât du chef du pays. Pinchot connaissait les trucs et fredaines des deux ribauds, et il n’était plus loin de penser que cette farce avait été tirée de leur propre sac.

À force de torturer sa pensée, Flandrin trouva une idée qui lui parut lumineuse, et il sourit.

— Tiens ! c’est tout simple… Oui, oui, j’ai mon idée. Bientôt il sera l’heure de midi, et mon associé va venir avec la ration du condamné à mort. Moi, j’irai dîner et dormir un somme. Mais avant de quitter le château, je passerai par les cuisines pour avertir le cuisinier qu’un nouvel hôte habite ici, et le cuisinier me donnera une ration pour apporter à Maître Jean. Oui, j’ai la bonne idée…

Et satisfait d’avoir trouver la clef qu’il cherchait pour sortir de l’embarras où il se trou-