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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/12

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

l’ai dit à cette femme, c’est parce que je sais que vous êtes bonne… Mais vous n’êtes pas ma mère !

— Ta mère… Oui, je suis ta mère, mon Louison… je suis ta mère de tout mon cœur, de toute mon âme…

— Je sais, maman, je vous comprends bien. Mais l’autre… celle qui vient de sortir et qui semble méchante, hélas ! c’est ma vraie mère !

La Chouette, à ces derniers mots, abandonne brusquement Louison. Un long rire retentit sur ses lèvres, et la jeune femme s’imagine qu’elle est devenue folle.

— Voyons, Louison, peut-elle dire après un moment, suis-je devenue folle ? Ou toi-même, as-tu perdu la raison ?

Elle rit encore… Et Louison, tout interloqué, la regarde.

Mais voici qu’elle se tait subitement, ses yeux roulent d’affolement, à deux mains elle saisit sa poitrine haletante, et elle se demande d’une voix qu’on entend à peine :

— Ah ! Dieu de Dieu ! quoi donc me frappe ainsi ? Est-ce un rêve ? Et si c’est un rêve, pourquoi dure-t-il si longtemps, car il est affreux ? Car il me tuera… Mais non ! puisque j’ai un enfant à moi, bien à moi… et il est là mon véritable enfant…

Et elle tourne sur elle-même, elle court en zigzaguant vers son lit, et là, près de son petit à elle, bien à elle, elle se jette passionnément.

Mais, ce pauvre petit qui dort toujours de ce sommeil si singulier… qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Ah ! sous ses baisers, sous ses caresses l’enfant s’éveillera, il sourira si joyeusement à sa mère ! Et vivement la Chouette déroule le châle de laine bleue, fébrilement tant elle a hâte d’embrasser son enfant sur ses petites paupières, ses petites joues rouges, ses petites lèvres roses… Oh ! mais… ces paupières demeurent closes, ces joues sont froides, ces lèvres livides… Seigneur ! est-ce bien possible ?… Tout le petit corps est rigide et froid…

La chouette se relève d’un bond, et debout, frémissante, le sein haletant au point d’éclater, elle considère un moment le petit corps inerte de regards effrayants. Puis elle se penche un peu vers l’enfant, elle le remue… Alors, elle se redresse, sa tête se renverse en arrière, ses bras et ses mains s’élèvent vers le ciel, ses doigts se croisent avec force, puis la jeune femme jette un cri… ou plutôt un hurlement de douleur…

— On m’a tué mon petit !…

Elle s’abat sur le plancher, privée de connaissance.

III


Et Louison, à quelques pas de là, ne bouge pas.

Une statue n’est pas plus inerte !

Il n’y a de vie que dans ses yeux terrifiés qui regardent tour à tour la femme gisant sur le plancher et l’enfant inanimé sur le lit. Mais que faire aussi ? Que penser ? Que dire ? Le sait-il ? Non !

Pourtant, il pense… il pense même depuis longtemps ! Sa jeune intelligence travaille, agit, remue depuis longtemps ! Car il sait qu’il est sans famille… qu’il est l’enfant de la charité ! Et dans l’adolescent l’homme se réveille, l’homme avec son amour-propre, sa vanité, son orgueil. Dans la maison de Flandrin Pinchot et à sa table, Louison sait qu’il n’est pas chez lui. Flandrin et sa femme l’ont adopté par pitié. Mais il a un père… il doit en avoir un… et il a une mère… Ah ! mais quelle mère ! Il vient de la voir à l’œuvre ! Mais encore, est-ce bien sa mère, cette inconnue ? Il veut ne pas le croire, mais sa pensée le tient avec une puissance implacable.

— Cette femme, je l’ai vue déjà, se dit-il, mais je l’ai vue avec des cheveux dorés… des cheveux comme les miens : et cette nuit je la revois avec des cheveux noirs ! Cette femme — ah ! je m’en souviens… — Je l’ai vue au pied de la potence de la rue Sault-au-Matelot… C’était une nuit du mois passé… Ah ! quelle nuit !… Mais pourquoi étais-je là ?… N’importe ! j’ai vu cette femme près du gibet, et je la revois encore, et il me semble que je suis en ce moment tout près de la potence, qu’elle est là aussi ! Oui, je la vois… elle me regarde… elle paraît me sourire… elle me tend ses bras… elle semble me dire : « Ne suis-je pas ta mère ? »…

Louison, ici, fait un geste. Il presse son front blême, comme si ce front faisait mal sous les chocs trop rudes et trop précipités de sa pensée. Puis, il poursuit le cours de ses idées et de ses souvenirs :

— Mais pourquoi, je me le demande en vain, ma mère serait-elle une méchante femme ?… Pourquoi m’a-t-elle abandonné ?… Et pourquoi et comment se fait-il que ses beaux cheveux dorés soient devenus noirs ?… C’est donc qu’elle les a teints, et pourquoi ?… Oui, elle a dû les teindre, puisque c’est la même créature. Même taille, mêmes yeux, même voix… C’est le même visage, bruni un peu, et les mêmes traits… mes traits ! Oh ! c’est que je me reconnais dans son visage… sa figure est comme un miroir qui réfléchirait la mienne ! Ah ! oui, c’est bien ma mère, cette femme ! D’ailleurs à voir la façon dont elle m’a regardé… Oui, elle m’a reconnu, et elle a pâli, elle s’est troublée ! Et pourtant, si je suis son enfant, pourquoi, ce soir, ne m’a-t-elle pas offert ses bras ?… Et pourtant encore, ses paroles que je n’oublierai jamais :

« Ah ! toi aussi tu me chasses ! »

Dans le tourbillon de ces pensées, le collégien oubliait sa mère adoptive évanouie sur le plancher et le petit cadavre qui gisait sur le lit de sa mère.

Mais la Chouette vient de remuer, de soupirer, et sa voix faible traverse le funèbre silence qui règne là.

— Louison… Louison… que se passe-t-il ?

Le collégien, brusquement tiré de sa rêverie, retrouve le mouvement. Il s’élance. Il a oublié cette femme inconnue qu’il pense sa mère. Que lui importe ! N’a-t-il point là une autre mère… une mère bonne qui souffre et qui l’aime ? Il accourt à elle, s’agenouille, se penche et, l’embrassant, murmure :

— Maman… maman… reviens à toi !

Elle le regarde d’yeux hagards. Mais elle sourit aussitôt et enlace son cou. Elle le presse sur elle et pleure.