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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/13

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

— Mon Louison… mon Louison… tu me restes, toi, au moins…

— Oui, oui, maman.

Il pleure aussi.

— Maman… Ha ! fait la Chouette dans un transport de joie. Il me dit « maman »…

Elle le considère un peu et l’embrasse encore.

— Mais, reprend-elle avec quelque hésitation, ta mère… ta vraie mère ?…

— Je n’ai plus qu’une mère, maman… c’est toi !

Elle le presse davantage contre elle et elle sanglote. Elle sanglote sans savoir pourquoi. Mais voici que tout à coup un souvenir terrible heurte avec violence sa pensée…

— Mon petit !… fait-elle en sursaut.

Rudement elle écarte Louison, se lève et bondit jusqu’à son lit, et à corps perdu elle se jette sur le petit cadavre, son enfant : une lionne ne mettrait pas plus de furie pour défendre ou protéger son petit.

Et là, la Chouette rugit sa douleur… une douleur inexprimable ; seule une mère qui aime son enfant pourrait en donner peut-être l’explication.

Louison se voit encore en face d’une tâche qu’il ne sait comment accomplir. Que peut-il pour calmer la douleur de cette femme ? Comment peut-il séparer cette mère de son enfant mort ? Seul, il ne pourra rien. Il lui faut quelqu’un pour l’aider.

Avec cette pensée il sort, quitte la maison. Il court chez la mère Babeux…

Bientôt l’événement est connu. Des voisins compatissants surviennent. Voici la mère Babeux, sa fille et son gendre. Voici le mendiant Brimbalon. Voici le père Bousquet, le tavernier. Voici le nautonier qui a dirigé la barque sur laquelle la Chouette est revenue de Ville-Marie… Le logis s’est empli de monde. La nouvelle, malgré la nuit, a couru toute la ville.

« La Chouette a perdu son petit ! »

Et toute la Capitale s’est émue.

Un menuisier fabrique à la hâte un petit cercueil.

Et la Chouette ne cesse de sangloter et de pleurer sur le petit mort !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le matin est venu, gris et morne. Ce jour-là sera un jour de deuil !

Dans la porte du logis de Flandrin Pinchot un crêpe s’agite dans la brise matinale.

La maison est silencieuse et sombre. Dedans, il ne demeure plus que la mère Babeux, sa fille et son gendre, le mendiant Brimbalon, le père Bousquet et le nautonier. Les autres sont partis au petit jour pour aller à leur travail, à leurs affaires. Ceux qui restent se sont retirés dans le coin éloigné où se trouve la table de famille. Ils demeurent là, silencieux et tristes. Louison aussi est là, il occupe un bout de la table sur laquelle il a croisé ses bras, et sur ses bras son front penché repose.

À l’autre bout une petite bière est posée sur un chevalet qu’on a recouvert d’un drap de lit. Deux cierges ont été allumés et placés de chaque côté de la bière. Sur un escabeau voisin on a disposé un petit vase contenant de l’eau bénite et un rameau de sapin.

Accroupie au pied du chevalet, le dos tourné à ceux qui veillent à l’autre bout de la maison, et à peine visible dans la pâlotte et tremblante clarté que répandent les deux cierges, la Chouette demeure immobile. Elle ne sanglote plus… elle ne pleure plus… Peut-elle pleurer encore ? N’a-t-elle pas versé toutes ses larmes, n’en a-t-elle pas épuisé la source ? Elle est prostrée, pétrifiée dans sa douleur… elle est toute l’image de la douleur ! Sa tête tombe sur sa poitrine, et ses mains jointes reposent sur ses genoux. Ses yeux sont fermés, son visage est plus blanc que la neige. Rien ne bouge dans son être, hormis son sein que soulève à coups vifs une courte respiration.

Et le silence, le plus lugubre des silences, continue à planer de toutes parts. La ville n’est pas encore réveillée, et dehors il n’est d’autre bruit qu’un soupir fugitif de la brise qui passe.

Mais bientôt ce grand silence est troublé. Au loin des chiens aboient et d’autres chiens dans le voisinage de la maison mortuaire se mettent aussi à aboyer. Mais de suite les maîtres de ces chiens les font taire. Le silence se rétablit pour un moment.

Puis, bientôt encore on entend un bruit de pas réguliers et cadencés, comme celui d’une troupe en marche. Le bruit s’accroît à mesure que cette troupe approche. Et tout à coup, le bruit cesse, la marche s’arrête et… plus rien. Or, tout s’est tu devant le logis de Flandrin Pinchot.

Et tout à coup encore les gonds de la porte gémissent quand elle s’ouvre, et un homme, vêtu d’habits sombres, sans ornements, sans armes, mais coiffé d’un large chapeau de feutre noir orné d’une longue plume verte, profile sa taille dans l’aube blanche du dehors.

L’homme referme la porte et pénètre tout à fait dans le logis sombre. Il a de suite aperçu de son regard clair et pénétrant le petit cercueil, les cierges dont la flamme tremblote et pétille et la femme accroupie près de là. Cet homme n’a pas remarqué la présence des voisins qui, à l’autre extrémité, viennent d’ouvrir des yeux démesurés, presque effrayés. Peut-être cet homme a-t-il pensé que la Chouette se trouvait seule.

La jeune femme n’a rien entendu, elle ne peut entendre que les cris désespérés de son cœur maternel, que les plaintes de sa douleur.

L’homme qui vient d’entrer s’approche d’elle. Il s’arrête à trois pas, croise les bras, penche la tête et paraît concentrer sa pensée. Peut-être attend-il que la femme prostrée là sous ses yeux se tourne vers lui et l’interroge ? Oui, peut-être… Car, après un moment, voyant que la Chouette ne bouge pas, il fait deux autres pas et la touche à l’épaule.

À ce contact la jeune femme tressaille, mais elle ne se lève pas, elle ne tourne même pas la tête.

— Femme !… profère doucement la voix de l’homme.

Le son de la voix agit mieux que le toucher de la main, et la Chouette tourne lentement vers