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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/28

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

de la bourgeoisie, se renfermer dans la plus stricte discrétion.

Or, cette Lucie de la Pécherolle (et Frontenac ne l’ignorait pas) n’était qu’une femme du peuple, ou tout au plus de la petite bourgeoisie. Ce nom de nom de « la Pécherolle » était un nom de coquette, ou nom de guerre, c’est-à-dire un nom d’emprunt, ainsi que nous le verrons par les événements qui vont suivre.

Et voici que le Comte de Frontenac avait devant lui une autre femme du peuple, et il est certain que, à ce moment-là, nulle grande dame de la société ne l’eût ravi autant. À cette minute, la Chouette était pour lui une révélation.

Oui, mais Frontenac était physionomiste…

Il voyait devant lui une belle jeune femme à qui tout homme aurait été tenté de dire deux mots d’amour ; mais le Comte reconnaissait de suite que cette femme n’était pas une coquette et encore moins une galante.

Et pourtant, voici ce que le Comte se disait :

— Voyons !… J’ai juré de me venger de Flandrin Pinchot pour avoir osé dénoncer au roi de France mon Commerce avec les Sauvages. Pourrait-il être plus belle vengeance que celle de lui prendre sa femme ? Car cette Chouette, malgré sa roture et ses manières communes, est morceau de roi… et je suis roi ! Ah ! oui, quelle belle et bonne vengeance contre Flandrin Pinchot j’aurais là sous la main !

Mais le Comte ne fit aucune tentative. Silencieux, pensif et distrait, il alla à sa table, s’assit et se mit à remuer les lettres éparpillées devant lui. L’une d’elles, qu’il n’avait pas encore remarquée, attira son attention. Il parut s’étonner, car cette lettre ne venait pas de France, et quelqu’un, dans le Château, avait dû la glisser dans la masse des autres lettres.

— Tiens ! fit-il entre haut et bas comme s’il eût déjà oublié la présence de la Chouette, qu’est-ce que ceci ? Voyons…

Mû par un sentiment de curiosité, il brisa brusquement l’enveloppe pour en tirer la note anonyme suivante :

« Excellence, permettez-moi de vous informer qu’une trame est ourdie en ce moment pour attenter à vos jours. Un assassin a été soudoyé. Dans les grandes fêtes que vous donnez quelquefois tenez-vous sur vos gardes, car l’assassin tentera de vous frapper dans votre Château, et peut-être pourra-t-il choisir l’une de ces fêtes pour frapper ».
« Un ami ».

Le Comte de Frontenac ne fut pas le moins du monde troublé par cette lecture. Il pensa seulement :

— Si cet anonyme avait écrit « une amie » plutôt que « un ami »…

En effet, l’écriture était, à n’en pas douter le moindrement, celle d’une femme.

Le Comte se mit à réfléchir. Ses traits avaient repris leur dureté, et sur ces traits-là il était facile de lire l’indomptable caractère de cet homme.

— Si vraiment, se dit-il, une telle trame est ourdie contre moi, et si vraiment un assassin a été soudoyé déjà, je sais d’où viendra le coup…

Un tout petit toussotement vint l’arracher à ses pensées. Le Comte avait tout à fait oublié la Chouette. En relevant la tête il aperçut la jeune femme qui le considérait avec un regard triste.

— Ah ! madame… je vous prie de m’excuser…

Et il quitta vivement son siège pour se rapprocher de la jeune femme.

— Excellence, dit la Chouette qui se sentait mal à l’aise et qui, nul doute, devait avoir grande hâte de retourner à son domicile… Excellence, dit-elle, j’attends ce que vous avez à me dire, car vous n’avez pu me faire venir ici pour rien…

— Non, non, pas pour rien… sourit le Comte. Mais dis-moi, Chouette, pourquoi me dis-tu Excellence ?

— Mais…

— Que dirais-tu si j’étais roi ?…

La Chouette le regarda avec une surprise intraduisible.

— Oui, que dirais-tu si j’étais roi ? reprit le Comte avec un sourire bienveillant.

— Excellence, je dirais…

Gênée et intimidée la jeune femme n’osait pas dire ce qu’elle pensait.

— Quoi ! se demandait-elle, est-ce que Monsieur de Frontenac serait devenu fou ?

— Dis… dis… insista le Comte en se rapprochant encore de la jeune femme, et si près, qu’il aurait pu, en étendant le bras, la toucher.

— Je dirais, Excellence…

— Hein ! encore… Voyons, voyons, comprends-moi bien, Chouette… si j’étais roi ?

— Je dirais… Sire… Excellence…

— Ah ! enfin, Chouette, nous y voilà !

Et le Comte se mit à rire doucement, tout en allongeant le bras pour pincer bien gentiment le joli menton de la jeune femme.

La Chouette rougit terriblement, et par instinct elle s’écarta du Comte de quelques pas.

Le Comte riait encore, ce qui lui arrivait rarement. Puis il dit :

— N’aie pas peur, Chouette, je ne te ferai pas plus de mal que ça. Eh bien ! écoute, je suis…

Il s’arrêta net, pencha la tête et se mit à marcher lentement par la salle.

Après un assez long moment, durant lequel la Chouette avait perdu tout à fait contenance, car elle tremblait, elle pâlissait davantage et jetait vers les issues des regards évasifs et apeurés, le Comte s’arrêta et dit brusquement avec son visage sévère :

— Femme, je t’ai fait venir pour te parler de ton mari…

— Oh ! Excellence, s’écria la jeune femme, dites-moi de suite que vous ne le ferez pas pendre ! Dites-moi que vous avez changé d’idée… voulez-vous. Excellence ?

— Cela dépend. Car tu ne sais pas, Chouette, que ton Flandrin m’a dénoncé sur parchemin et par devant notaire royal en un mémoire qui sera envoyé au roi de France… Oui, il m’a dénoncé comme quoi moi, le Comte de Frontenac représentant le roi de France en ce pays, je fais illégalement la traite des pelleteries et de l’eau-de-vie avec les Sauvages. Que dis-tu de ça ? Parle.

— Êtes-vous certain, Excellence, que Flandrin…

— Si je suis certain… Eh ! crois-tu que je ferais pendre ton Flandrin uniquement pour