Aller au contenu

Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/29

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
27
L’ÉTRANGE MUSICIEN

mon plaisir ? Peuh ! j’ai d’autres chats à pourchasser. Mais Flandrin m’a trahi, Flandrin m’a vendu, Flandrin m’a calomnié, et Flandrin sera pendu, puisque j’ai juré… Oui, Chouette, j’ai juré de me venger !

— Excellence… Excellence… clama la Chouette en pleurant, si Flandrin vous a trahi, c’est qu’il aura été forcé de le faire par quelques-uns de vos ennemis ! Quoi ! n’avez-vous pas dit hier qu’il est actuellement dans un cachot à Ville-Marie ?

— Oui, c’est vrai, Chouette, Flandrin est prisonnier du sieur Perrot. Et hier j’ai dépêché mon lieutenant des gardes pour tirer Flandrin de son cachot et l’amener à Québec. La potence de la rue Sault-au-Matelot attend Flandrin. Oh ! oui, je veux me venger…

— Excellence… Excellence… est-ce qu’un homme comme vous se venge ? Que dis-je ! est-ce qu’un gentilhomme de France se venge ? Est-ce qu’un roi se venge ? Peut-il se venger d’un pauvre hère sans fortune ni blason ? Vaut autant écraser une mouche, un ver, Excellence ! Et se venger d’un ver… voyons ! Je n’y comprendrais rien. Non, je ne comprendrais pas qu’un gentilhomme pût se venger de si peu… ce serait du ridicule, de la déchéance !

— Oh ! oh ! gronda Frontenac, tu ne ménages pas tes expressions, femme !

— Excellence, je ne suis pas savante moi, et je ne sais pas le beau langage ; je parle comme ma mère m’a montré à parler. Et vous-même, Monsieur le Comte ne me dites-vous pas crûment à moi, la femme de Flandrin Pinchot, que vous allez faire pendre Flandrin ? Et alors, est-ce que je ne peux pas le défendre, moi sa femme ? Est-ce que je n’ai pas le droit de prendre les moyens que j’ai pour le défendre ? Et si je plaide sa cause, ne puis-je le faire dans l’unique langage que je possède ?

— Ce qui m’étonne Chouette, c’est que tu le défendes avec autant de ténacité et d’ardeur !

— Pourquoi vous étonner ? N’ai-je pas du cœur ? Oui. J’ai du cœur et je défends mon mari, je le défendrai au prix de ma vie. Car j’aime mon mari, je veux le conserver, et si vous faites pendre quelqu’un, Excellence, ce ne sera pas Flandrin…

— Et qui donc ? s’écria Frontenac tout émerveillé par l’accent chaleureux et sincère de la jeune femme.

— Qui ? Eh bien ! vous ferez pendre la femme de Flandrin, si vous voulez. Mais pas lui… non ! non ! pas lui !

La Chouette s’était animée peu à peu. Toute sa timidité était tombée. À présent, elle se sentait aussi forte que le jour précédent lorsque le Comte s’était présenté chez elle, lorsqu’elle avait dit à ce puissant personnage : « Allez-vous-en ! »

Frontenac se rappelait parfaitement cette scène de la veille. Il n’oubliait pas que la Chouette avait eu des paroles de menace… il oubliait encore moins cet adolescent qui lui avait ordonné de sortir en braquant sur lui la gueule d’un pistolet ! Et ce souvenir lui rappela la note d’avertissement qu’il venait de lire « qu’un assassin viendrait peut-être en son Château pour l’occire » !

Le Comte sourit largement. Il se rapprocha de la jeune femme, et à deux pas d’elle il croisa les bras et dit :

— C’est bien, Chouette, tu sauves ton mari du gibet… je t’admire. C’est entendu, je ne ferai pas pendre Flandrin. Et toi… ah ! non, je n’oserai jamais te faire pendre ! Dieu me garde à jamais de faire passer autour de si beau cou une corde de chanvre ! Non, Chouette, je ne ferai pas pendre ton Flandrin… mais à une condition.

— Quelle condition, Excellence ?

— C’est facile… Et puisque tu dis aimer ton mari, tu l’aideras à remplir la condition.

— Je l’aiderai, Excellence. Dites la condition…

— Celle-ci : Flandrin Pinchot devra nier ce qu’il a signé contre moi, il devra se rétracter, il devra signer un autre mémoire au roi pour dire qu’il a porté contre moi une accusation l’épée sur la gorge… Penses-tu qu’il acceptera cette condition ?

— Excellence, il l’acceptera, parce que moi je l’accepte !

— C’est bien, ton mari est sauvé, Chouette. Mieux que cela, je lui réserve un beau poste en mon château, tu verras ! Voyons ! es-tu contente ?

— Oh ! Excellence, je vous remercie pour moi-même et pour Flandrin. Mais êtes-vous certain que le sieur Perrot le relâchera ? Si déjà on l’avait occis en sa prison !

— Ne crains rien, Chouette, Perrot n’oserait pas aller jusque-là. Je te rendrai ton mari à la condition que j’ai dite. Mon lieutenant des gardes ramènera ton Flandrin dans dix jours… douze jours au plus. Sois tranquille, Chouette, et va en paix !

Il la précéda vers la porte qu’il ouvrit pour s’effacer ensuite. Mais il tressaillit aussitôt de surprise, tandis que la jeune femme de son côté s’arrêtait brusquement dans le cadre de la porte où elle demeurait comme interdite. Frontenac lui-même n’était pas loin de rester interdit, car là, de l’autre côté de la porte, il apercevait un adolescent, droit, immobile et grave. À son côté pendait une épée sur le pommeau de laquelle sa main gauche, petite et fine, se posait avec aisance et sûreté. Frontenac n’en osait pas croire ses yeux. Dans cet adolescent il reconnaissait Louison, l’écolier des Jésuites, le fils adoptif de Flandrin Pinchot.

La Chouette, déjà, s’écriait :

— Est-ce possible, Louison ? Toi, ici ?

— Maman, je veillais sur toi ! dit simplement le collégien.

La jeune femme sourit tendrement et courut l’embrasser.

Frontenac s’approcha, et mettant une main sur l’épaule de Louison, dit doucement :

— Tu feras un homme, mon ami. Je l’ai dit et je t’y aiderai !

Et s’inclinant devant la jeune femme, le Comte rentra dans la salle et referma la porte.

Il se remit à marcher, pensif et sombre.

Au bout d’un moment, il murmura :

— Ah ! ah ! on veut m’assassiner ! Et l’assassin… serait-ce ce jeune homme… cet enfant ? Serait-ce ce fils adoptif de Flandrin Pinchot ?