Aller au contenu

Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
L’ÉTRANGE MUSICIEN

ravi, émerveillé, se figurant qu’il venait de conquérir la faveur d’un roi puissant. Et déjà l’illusion le transportait au-delà des bornes du bon sens. Il se voyait un personnage considérable, le second du royaume après le roi. Il avait palais, équipage, gardes, valets… Il passait et l’on s’inclinait devant lui… Bref, un avenir féérique se dessinait avec une ampleur extraordinaire à ses yeux perdus dans des espaces infinis, et dans un éblouissement qui lui faisait perdre le sens de la vie réelle et terrestre.

Mais le Comte venait de se lever brusquement au souvenir de l’outrage de Perrot.

— Capitaine Flandrin… proféra-t-il tout à coup et sur un ton si dur qu’il parut féroce à l’ouïe de Flandrin encore mal revenu de son beau rêve… de son rêve magnifique dont le Comte le tirait brutalement.

— Sire… balbutia-t-il.

— Capitaine Flandrin, il nous faut maintenant régler nos comptes…

Flandrin trembla… Le Comte venait de s’arrêter devant lui, bras croisés, hautain, terrible.

— Capitaine Flandrin, tu m’as trahi ! Tu m’as dénoncé au roi de France ! Tu m’as accusé de malversations ! Tu m’as calomnié ! Tu m’as… Flandrin, j’ai juré de me venger !

— Sire… je m’accuse, je m’accuse… Mais ce n’était pas ma faute !

— Ha ! ha ! se mit à rire le Comte avec une mordante ironie, ce n’était pas ta faute ! C’était peut-être la mienne ?…

— Sire… je m’accuse et vous demande pardon !

— Oui, je veux te pardonner, parce que je l’ai promis à ta femme, et parce que un maître comme moi ne se venge pas…

— Sire… Majesté… interrompit Flandrin qui reprenait espoir et vie, un roi ne saurait se venger d’un pauvre homme comme votre serviteur…

— Tu as raison. Ta femme, au reste, me l’a dit avant toi. C’est pourquoi je ne me vengerai pas, c’est pourquoi je ne te ferai pas pendre comme j’avais juré de le faire. Mais il y a une condition…

— Sire… j’accepte la condition tout de suite.

— Eh bien ! tu te dédiras… tu signeras une autre déclaration…

— Je signerai, Sire.

— Par devant notaire-royal…

— Oui, Sire.

— Que tu mentais, Sire…

— Mais l’épée sur la gorge.

— Ah ! oui, Sire, l’épée sur la gorge, répéta Flandrin courbé en deux. Mais se redressant aussitôt, au souvenir de la traîtrise du gouverneur Perrot, il s’écria avec un geste farouche :

— Oh ! sang-de-bœuf ! il y a un homme à Ville-Marie… un homme que je voudrais bien étriper !

— Perrot ?

— Vous le nommez, Sire.

— Sois tranquille, Flandrin, tu pourras tout à ton aise étriper le serpent, car bientôt je l’aurai mis en cage. Mais c’est assez, Capitaine. Je veux revenir à ce que je t’ai dit de ceux-là qui complotent contre ma vie. Désormais tu seras attaché à ma personne, tu seras mon gardien, tu veilleras à ma porte et tu auras soin de ne pas laisser pénétrer chez moi ceux de mes ennemis qui paraîtront avec des armes. Tu les connais ces ennemis ?…

— Je les connais, Sire.

— Bien. De ce moment tu fais partie de ma maison. Demain, je fixerai tes appointements dont tu n’auras pas à rougir. Après moi, en cette maison, ce sera toi, Flandrin Pinchot… comprends-tu ? Je te donne toute ma confiance.

— Sire, vous serez content de moi. Je vous le jure ! dit Pinchot tout jubilant et qui sentait un nouvel orgueil s’emparer de lui, le brûler presque.

Alors, le Comte lui fit signe de le suivre, disant :

— Je vais donner des ordres pour que tu sois renippé convenablement, et parmi mes rapières de la salle des gardes tu choisiras la plus belle, la plus longue, la plus lourde, la plus solide. Viens, Flandrin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après, Flandrin sortait de la salle des gardes, rasé et renippé. Oh ! mais… renippé ! Pinchot était méconnaissable vêtu quasi comme un seigneur qu’il était. Justaucorps de velours noir avec dentelle, cravate de soie rouge sur gilet de soie bleue, culotte de soie verte, bas de soie blanche, souliers à cuir vernis et à boucles d’argent… À son côté gauche, une belle et longue rapière… Sur ses longs cheveux noirs rafraîchis un large feutre vert à plume blanche…

Fier, l’œil défiant, la taille haute, la démarche sûre, Flandrin voulut avant toute chose courir à son logis pour annoncer la bonne nouvelle à sa femme et montrer ses beaux habits et sa belle rapière. Il franchit le vestibule où huissiers, gardes, portiers, laquais s’inclinaient, et il marcha vers la porte de sortie. Mais avant qu’il pût atteindre cette porte, un portier se précipita, le devança, ferma la porte et la verrouilla. Puis deux gardes vinrent s’y adosser.

Flandrin s’arrêta net, étonné et ahuri. Puis, voyant que le portier et les deux gardes ne bougeaient pas, il demanda :

— Eh bien ! cette porte, sang-de-bœuf ! est-ce vrai qu’on me la ferme au nez ?

— Capitaine, répondit alors le portier qui avait fermé la porte, nous avons ordre de Son Excellence de ne point vous laisser sortir pour quelque raison que ce soit !

Flandrin sursauta et ne voulut point croire le portier.

— Ah ! ça, est-ce qu’on veut se moquer de moi ?

— Ce sont nos ordres, Capitaine…

— Place, vipère, et ouvre-moi cette porte !

Et Flandrin tira sa rapière que, d’ailleurs, il avait hâte d’essayer.

Personne ne bougea, et le portier reprit :

— Vous nous tuerez ici, Capitaine, si vous voulez ; mais, suivant les ordres de Son Excellence, nous ne vous laisserons pas sortir.

Alors une idée… une idée qui faillit le renverser comme s’il eût été frappé de la foudre… traversa son esprit…