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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/42

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Flandrin était prisonnier du Comte de Frontenac !

Il éclata d’un rire atroce. Puis, tournant sur ses talons, il courut à l’escalier, le monta quatre à quatre et arriva comme un boulet dans la porte du Comte qu’il enfonça d’un coup d’épaule.

Le Comte, en train de travailler avec ses deux secrétaires, bondit de surprise. Les secrétaires mirent l’épée à la main.

Holà ! capitaine Flandrin, cria le Comte avec indignation, est-ce de la sorte qu’on pénètre chez moi ?

Flandrin demeura béant… Il retrouvait soudainement son sang-froid. Puis, décontenancé, confus, il voulut bredouiller une excuse quelconque.

— Voyons ! fit le Comte impatienté, que me veux-tu ?

— Excellence, balbutia Flandrin, j’ai voulu aller porter la bonne nouvelle à ma femme, à ma bonne Chouette… mais vos serviteurs m’ont refusé la porte.

Le Comte sourit.

— Ils n’ont fait qu’obéir à mes ordres, Flandrin.

— Mais alors… je suis prisonnier ?

— Non pas dans le sens qu’on l’entend d’ordinaire ; j’ai défendu qu’on te laisse sortir, parce que je te veux près de moi jour et nuit. Mais rassure-toi, ta bonne Chouette viendra tous les jours te voir et t’embrasser. Allons ! commence ton service… garde ma porte ! garde-là, surtout, maintenant que tu l’as brisée…

Flandrin crut comprendre. Il sourit, s’inclina et sortit. Du mieux qu’il put il referma la porte endommagée, puis, droit, grave, immobile, il monta la garde à la porte du… ROI !

XII


En dépit des multiples affaires d’État qui accaparaient l’esprit du gouverneur, celui-ci ne cessait de penser, et non sans inquiétude, à celle qui lui avait été un agent dévoué, non seulement pour les fins de son négoce secret, mais encore pour la vigilance et le zèle qu’elle avait montrés pour tenir le Comte au courant des faits et gestes de ses ennemis.

Mlle de la Pécherolle, qu’on appelait Lucie tout court, avait disparu.

L’inquiétude de Frontenac s’aggravait du fait que le pseudo duc de Bonneterre était à coup sûr l’auteur de ce rapt. Et ce duc de Bonneterre… qui donc pouvait se cacher sous ce faux nom ? Et si ce duc était un ennemi du Comte, et si cette Lucie était une espionne aux gages du faux duc pour épier le gouverneur et le vendre ?… Qui pouvait dire ? Il y avait là sujet à méditation, et il importait que le Comte se tînt non seulement sur la réserve, mais aussi et surtout sur ses gardes contre les entreprises de ses ennemis dont les moyens lui paraissaient peu scrupuleux.

Un autre personnage aussi s’était préoccupé, non moins que le Comte, de l’événement survenu au Château. Et ce personnage, sans être au niveau d’un Frontenac et loin de là, n’était pas moins important dans sa sphère : nous voulons parler du mendiant Brimbalon.

Or, Brimbalon, toujours à l’affût d’une pièce de monnaie ou d’une nouvelle inédite qu’il pourrait colporter aux intéressés moyennant finances, était par flair et hasard tombé sur les traces de Lucie. Voici comment.

Chaque fois que le gouverneur donnait une fête, le mendiant, mieux grimé que jamais, plus courbé, plus boitant et gémissant, bâton en main et besace au dos, allait se poster aux abords de la porte cochère du Château Saint-Louis. Là, aux gens de la fête qui entraient il tendait plaintivement l’écuelle. Il la présentait encore lorsque les invités quittaient le Château après la soirée. C’est à ce moment, au reste, qu’il recueillait la meilleure moisson et la plus abondante. En effet, les invités, grisés de joie ou de vins, se trouvaient plus portés à la générosité, et très souvent les pièces d’or tombaient dans la sébile. Donc, Brimbalon ne pouvait pas manquer cette fête annoncée dans la matinée à coups de tambourins par les rues de la ville.

Mais les entrants, ce soir-là, n’avaient pas ou peu fait attention au mendiant. Aussi, dans l’espoir de se rattraper, Brimbalon avait-il patiemment demeuré près de la porte cochère pour attendre la sortie des invités.

Durant la première heure de la veillée plusieurs groupes de citadins, attirés par la curiosité, s’étaient réunis sur la Place du Château, puis peu à peu la place avait été désertée. Brimbalon, seul, était demeuré à son poste. Et la cour du Château était tout à fait déserte : nul portier, nul garde, nul factionnaire. Il ne restait dans la cour que le bel équipage qui avait amené le pseudo duc de Bonneterre et sa compagne, Mlle de la Pécherolle. Or, cet équipage avait fortement suscité la curiosité du mendiant.

— Oh ! oh ! se dit-il, est-ce que le roi de France est venu rendre visite à Monsieur le Comte ?

À cette époque, les belles voitures et les fins attelages étaient rares. Des beaux équipages on ne connaissait que celui du Comte, celui de l’évêque de Pétrée, celui de l’Intendant et cinq ou six autres que possédaient les grands marchands. Or, cette voiture et ces chevaux stationnés dans la cour du Château étaient inconnus de Brimbalon. Inconnus ?…

— Voyons, voyons ! se disait le mendiant en frappant son front, je suis pourtant certain de connaître tous les équipages de la ville. Mais voici que celui-là me paraît tout nouveau. Nouveau ?… Voyons, voyons ! pardi, j’ai pourtant vu ça… Mais où ?

Après un moment de réflexion, il sourit, mais non sans marquer une certaine surprise.

— Par sainte Brimbale ! m’y voilà… Mais sans doute, j’ai connu cette magnifique voiture à Ville-Marie… Mais oui, mais oui… c’est tout clair à présent : c’est bien là l’équipage de son Excellence de Ville-Marie ! Enfin, j’y suis tout à fait. Non, ce n’est pas le roi de France, mais simplement Son Excellence de Ville-Marie, qui rend visite à Son Excellence de Québec !

Comme on le pense bien, le mendiant n’avait pas vu les occupants de la belle voiture, de sorte que, connaissant celle-ci, il pouvait sup-