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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/48

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

— Mon nom ! fit la jeune femme en relevant la tête et en regardant le mendiant avec surprise. Mais… mon nom… vous le savez bien ? Je suis Sévérine… la fille de feu Jean Colonnier, l’ancien boulanger !

Le mendiant faillit sauter en l’air.

— Hein ! la fille de Maître Jean !…

Et de suite il se dit :

— Oui, oui, cette femme est tout à fait folle. Elle a la cervelle complètement renversée. Ça doit être un effet de ce breuvage que lui a fait boire la sorcière…

Et tout haut :

— Non… vous ne me dites pas que vous êtes la fille de Maître Jean l’ancien boulanger !

— Ah ! ça, père Brimbalon, fit la jeune femme avec impatience, vous avez pourtant bien connu mon père !

— Si j’ai connu Maître Jean, ne me le demandez pas ! Comme il était bon et généreux avec les pauvres du bon Dieu, bien que, à la vérité, il fût protestant.

— Si donc vous avez connu mon père, vous devriez me reconnaître pour sa fille, puisque dans le temps on disait que je lui ressemblais.

— Vous avez raison… oui, c’est juste, vous lui ressemblez et quasi traits pour traits, répliqua le mendiant sans croire, bien entendu, ce qu’il paraissait affirmer. Il ne voulait pas contrarier la jeune femme dont il voyait la souffrance.

— Comme ça, reprit-il, vous n’êtes point cette demoiselle de la Pécherolle à qui j’ai vendu, pour le compte d’un ami trappeur, des pelleteries ?

— Que me chantez-vous là, père Brimbalon ! Êtes-vous fou ? Je suis la fille de Maître Jean, trépassé, et je ne suis nulle autre !

— Et vous n’êtes pas l’amie de Son Excellence de Ville-Marie ?

— Lui ?… Je le hais !

— Et non plus l’amie de Son Excellence de Québec ?

— Le Comte de Frontenac ?… Je ne sais pas… Mais il est bon pour moi ! Ah ! vous me parlez de Monsieur de Frontenac… J’étais dans son cabinet, et j’étais seule… C’était pendant la fête… Un homme se présente, se jette sur moi et me lance par une fenêtre… Ah ! je me le rappelle bien à présent…

— Et cet homme, c’était Monsieur le Comte ?…

— Non ! non ! rugit la jeune femme avec fureur. C’était lui… oui, lui et comme toujours déguisé et sous un nom d’emprunt… Cette fois il s’était fait duc… Ah ! oui, c’était bien cette canaille encore une fois… Oui, c’était celui dont je porte le nom maudit… C’était le père de mon enfant ! Oh ! le coquin ! oh ! le damné ! ne pourrai-je donc jamais me débarrasser de ce serpent !

Elle s’était mise debout, soulevée par la colère. Mais l’effort était trop grand pour sa faiblesse, et elle s’abattit sur le plancher où elle se roula en d’affreuses convulsions. Tantôt elle gémissait ou hurlait, tantôt elle pleurait ou éclatait de rire ; et elle grinçait des dents, elle essayait de mordre le plancher que, des fois, elle heurtait de son front…

Brimbalon, tout désemparé, ne savait que faire.

— Diable ! diable ! se disait-il dans son émoi, l’affaire ne cesse pas de se compliquer. On ne peut pas dire que cette femme n’est pas folle… elle est complètement détraquée… et le mieux à faire sera de l’enfermer quelque part. Oui, mais il ne faut pas que je la laisse filer sans mes deux mille livres… Qu’est-ce que je pourrais bien en faire en attendant ?…

Tout à coup, il avisa sa cruche sur le plancher

— Tiens ! tiens ! s’il en reste dedans, je vais pouvoir m’éclaircir les idées !

Il prit la cruche, la soupesa et l’agita.

— Pardi ! il en reste quasi la moitié !

Tout souriant, il éleva la cruche jusqu’à sa bouche et en tira plusieurs longues et fortes lampées.

— Bon ! bon ! voilà qui va m’aider à déchiffrer les énigmes.

Il posa la cruche sous la table et se mit à réfléchir.

— Une chose, se dit-il, qui est certaine, c’est que cette jeune femme a un domicile que je connais, et qu’elle a aussi une domestique, et une domestique qui se trouve être justement l’ancienne servante de feu Maître Jean. Tiens ! tiens ! après tout, cette pauvre jeune femme n’est peut-être pas aussi folle que je le pensais en premier lieu. Oui, ça se peut bien qu’elle soit la fille de feu Maître Jean. En tout cas, Mélie doit savoir toute la vérité. Alors, je n’ai rien de mieux à faire que de la conduire chez elle où elle me remettra mes deux mille livres. Ah ! ces deux mille livres, j’y tiens et je les aurai bien gagnées ! Donc, si à tout hasard cette pauvre femme est véritablement folle, Mélie en fera ce qu’elle pourra. Moi, je ne peux toujours pas la garder ici, c’est gênant et ça pourrait faire bavarder les mauvaises langues. Oui, je vais la conduire chez elle… mais pas avant ce soir ! Dans le jour, ça ferait tourner la tête des passants et ils pourraient en attraper le torticolis. Je la conduirai ce soir, quand il fera tout à fait noir, de sorte que personne ne nous remarquera. Oui, mais en attendant j’ai faim… Et elle, cette pauvrette, doit avoir faim aussi. Je vais aller chercher du pain, du lait et du fromage, et peut-être aussi deux ou trois bouteilles de vin et une jatte de bière. Enfin, nul n’est obligé de mourir de faim ou de soif ! Allons…

En peu de temps il ouvrit sa porte barrée, chaînée et verrouillée, et s’éloigna rapidement.

Il revint au bout d’un quart d’heure apportant du pain, du lait, du fromage et deux bouteilles de vin.

En l’absence du mendiant, la jeune femme s’était remise debout, mais, prise de suite par un nouvel étourdissement, elle s’était jetée sur le lit. Elle ne dormait pas… elle pensait encore. Et ses traits étaient tirés et ses yeux secs.

Brimbalon lui dit :

— Voyons, ma jeune dame, il faut se montrer raisonnable. Vous allez boire une tassée de vin et manger un peu, ça vous remettra.

Elle ne répondit pas. Mais comme si l’offre du mendiant lui eût agréée, elle se souleva avec peine. Brimbalon l’aida et la conduisit à la table. II lui vida du vin dans une tasse. Elle but la tasse avec avidité.

— Encore, dit-elle… Ah ! que j’ai soif !…