Aller au contenu

Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/47

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
45
L’ÉTRANGE MUSICIEN

sentit une vive émotion crisper son cœur : oui, la jeune femme pleurait, et c’étaient ses larmes qui, en tombant goutte à goutte, faisaient ce bruit. Et le plancher déjà était mouillé.

Cette fois le mendiant ne put résister à l’effet émotionnant que lui causait cette muette douleur, et il sentit le besoin de consoler cette pauvre femme et de la rassurer sur son sort.

Il se leva. Mais aux craquements du plancher sous les premiers pas qu’il fit, la jeune femme leva brusquement la tête, et de ses yeux humides et tristes que la stupéfaction modifiait rapidement, elle regarda cet homme… ce petit vieillard courbé, ratatiné, livide, et dont les lèvres blêmes et sèches se tordaient dans un rictus. Cette soudaine apparition, dans la masure encore sombre, fit dresser la jeune femme sur ses pieds. Tremblante d’effroi, elle se pencha un peu en avant comme pour mieux voir celui qui s’approchait d’elle. Puis elle fit entendre une exclamation de frayeur et demeura comme glacée par l’effroi.

— Ah ! bien, ah ! bien, belle dame, faut pas vous émouvoir comme ça… Je suis le père Brimbalon, vous pouvez bien me reconnaître !

Le mendiant, à ce moment, se trouvait dans le rayon du jour qui entrait par la fenêtre. La jeune femme le reconnut.

— Ah ! c’est le mendiant Brimbalon !… fit-elle avec la plus grande surprise et en se rasseyant sur le bord du lit. Mais comment et par quelle aventure suis-je ici ? demanda-t-elle aussitôt. Hier, si mes souvenirs ne me trompent point, j’étais la prisonnière d’une méchante vieille femme, une mégère, une ivrognesse, une harpie, et peut-être une sorcière. Elle m’a battue, elle m’a craché au visage, elle m’a fait boire je ne sais trop quoi… mais un breuvage amer qui m’a tourné la tête, qui m’a fait mal au cœur, et dont je ressens encore les douloureux effets.

Elle se tut pour se mettre à considérer curieusement le mendiant qui venait de s’arrêter tout près d’elle.

— Ainsi donc, reprit-elle, vous êtes bien le mendiant Brimbalon ?

— Pour vous servir, belle dame !

— Alors, c’est vous qui m’avez emmenée ici ?

— Oui, jolie dame. Si vous vous souvenez, j’étais allé par hasard chez la mère Sirois…

— La mère Sirois, dites-vous ?… Ah ! oui, la sorcière…

— Précisément. J’entre, je vous aperçois prisonnière sur un grabat, et vous me dites : Père Brimbalon, mille livres… deux mille si vous m’emmenez hors d’ici ! La sorcière dormait dans sa boisson. Je vous délivrai, mais vous perdîtes connaissance. Alors je vous pris dans mes bras et vous apportai dans ma pauvre baraque.

— Ah ! vous avez fait ça ? Et pour mille livres, dites-vous ?

— Deux mille, chère dame…

— Deux mille livres ? C’est bien, je vous les donnerai.

Elle se leva brusquement et ses traits fins se contractèrent, comme si une grande colère venait de se soulever en elle. Mais elle se calma aussitôt, et reprit avec un accent mélancolique et désespéré :

— Non, père Brimbalon, ce ne sera pas deux mille livres que je vous donnerai, mais cinq mille… dix mille ! Que m’importe, je suis riche ! À quoi pourra me servir l’argent désormais ! Je vais mourir… Et je suis une maudite qui emportera dans la tombe la malédiction des hommes. Pourtant, pourtant, père Brimbalon… je voudrais bien revoir mon enfant… oui, je veux le revoir !

Un sanglot se brisa dans sa gorge serrée, deux grosses larmes tracèrent un large sillon sur le fard de ses joues, et elle ajouta, suppliante :

— Voyons, père Brimbalon, si vous avez été bon pour moi, soyez-le encore ! Je veux voir mon enfant… Ah ! oui, mon enfant… mon enfant !

Brimbalon se hasarda à poser cette question :

— Vous avez donc un enfant ?

Elle sourit à travers ses larmes et répondit :

— Et il est beau… beau comme sa mère, monsieur. C’est mon portrait. Mais lui est bon, tandis que sa mère…

— Quel âge a-t-il ? interrompit le mendiant pour ne pas laisser la pauvre mère échapper une amère confidence.

— Il a quinze ans. C’est le plus bel adolescent de la ville. Voyez-vous comme je suis bien punie ? Je l’avais abandonné, parce que j’avais une canaille pour mari… Parce que j’étais trop pauvre pour le nourrir et le vêtir. Je le fis conduire à une vieille femme à qui j’abandonnai mes derniers écus. Car je voulais ensuite lui conquérir une fortune… et cette fortune, je l’ai conquise !

— Si je vous comprends bien, votre enfant se trouve dans notre ville ?

— Oui, en cette basse-ville. De braves gens l’ont adopté.

— Quel est son nom ?

— Je pense qu’on l’appelle Louison. Moi, je l’avais nommé Louis à son baptême en l’honneur du roi.

— Louison… murmura le mendiant en rassemblant ses souvenirs. Ah ! ça, mais dites-moi, reprit-il tout à coup, votre enfant… votre Louison… ne serait-ce pas le fils adoptif de Flandrin Pinchot et de la Chouette ?

— Oui, père Brimbalon, c’est ainsi qu’on les nomme.

Brimbalon n’en pouvait croire ses oreilles.

— Voici une créature qui est folle, pensait-il. Elle est une demoiselle de la Pécherolle, et elle me dit qu’elle a un mari et un enfant. Oui, la pauvre fille doit être craquée.

La jeune femme venait de se laisser choir sur un escabeau placé près de la table sur laquelle elle avait posé ses bras. Maintenant, le front penché et appuyé sur les bras, elle pleurait encore.

— Voyons ! voyons ! fit doucement Brimbalon de plus en plus attendri et intrigué, il faut savoir se consoler de nos chagrins et de nos peines. Et puis, il me semble qu’il serait à propos d’éclaircir tous ces mystères.

Et comme sa voix se trouvait un peu enrouée, il poussa trois ou quatre « hem ! hem ! »» et poursuivit :

— Vous dites, chère dame… Ah ! mais, auparavant, se reprit-il, voulez-vous bien me dire votre nom ?