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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/51

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

— Non, Monsieur, pas avant que vous ayez donné votre épée !

Cette fois l’intendant mit la main à la poignée de son arme et gronda :

— Je vais te la donner dans le ventre, si tu le veux… Place !

— C’est à voir, Monsieur, riposta Plandrin ; il vous faudra d’abord la frotter contre celle-ci !

Et Flandrin avait tiré sa longue rapière.

L’intendant recula.

— Allons ! Monsieur… approchez, sang-de-bœuf ! Nous allons voir de suite lequel de nous deux a plus de sang dans les veines et plus de tripes dans le ventre !

Frontenac avait entendu le bruit des voix. Il vint ouvrir la porte de son cabinet. Reconnaissant l’intendant, il ordonna à Pinchot de faire place, disant au premier :

— Je vous fais mes excuses, Monsieur, mais le Capitaine Flandrin avait mes ordres. Entrez, Monsieur !

— Excellence, répondit l’intendant d’une voix frémissante d’indignation, je n’entre pas. Je ne peux pas accepter vos excuses, après avoir été outragé par ce vil mercenaire et selon vos ordres.

— Sang-de-bœuf !… rugit Flandrin à ces mots de « vil mercenaire »…

Mais Frontenac d’un geste lui imposa silence. Et il répéta son invitation à l’intendant.

— Entrez, Monsieur…

— Je refuse, dit l’intendant.

— En ce cas, Monsieur, retournez là d’où vous venez ! répliqua durement le Comte,

— Inutile de me le dire, Excellence. Mais notez que cette situation doit avoir un terme. Je venais vous prier de convoquer une séance du Conseil pour affaires urgentes et graves, mais je ne le ferai point. Je m’adresserai au roi.

— Adressez-vous au roi si la chose vous convient. Mais je convoquerai le Conseil quand même, et vous aurez tout loisir de vous y expliquer. Vous désirez que change cette situation, elle va changer, Monsieur, je vous en donne ma parole.

Et Frontenac referma sa porte.

L’intendant enrageait.

Et Flandrin avait à ses lèvres un sourire… ah ! un sourire qui n’était pas d’espèce à adoucir la colère de l’autre.

— Toi, Flandrin Pinchot, menaça l’intendant, je te ferai tenir de mes nouvelles avant peu de temps… souviens-toi !

Flandrin se borna à rire.

Et l’intendant, mortifié et furieux, s’en alla comme il était venu.

Frontenac tint parole. Quelques jours après il réunissait les membres du Conseil, mais en même temps il invitait à cette séance les notables de la cité : officiers, fonctionnaires, marchands.

Monsieur de Laval était venu accompagné du supérieur des Jésuites et de l’intendant. Et sur une cinquantaine de personnages réunis dans la grande salle des audiences, l’évêque ne comptait que douze de ses partisans. Les autres étaient du côté de Frontenac.

Personne n’avait pris de sièges. On s’était réunis par groupes çà et là. L’évêque et ses partisans se tenaient à une extrémité de la salle, Frontenac à l’autre extrémité. Tous ces gens s’entretenaient des discussions qu’on allait faire durant la séance et préparaient les débats.

Mais voici que s’ouvre la porte donnant sur le vestibule. Un valet introduit le lieutenant des gardes, Bizard, que le sieur Perrot de Ville-Marie avait fait mettre en prison. Mais, pour comble de surprise, voici derrière Bizard le sieur Perrot lui-même qui entre avec une assurance et une hauteur qui rivalisent avec la contenance de Frontenac. Et derrière Perrot paraissent Polyte et Zéphir Savoyard.

La porte s’est refermée. Mais de l’autre côté vingt gardes commandés par Flandrin Pinchot surveillent cette porte.

Monsieur de Laval s’est précipité vers le gouverneur de Ville-Marie et lui a soufflé ces mots :

— Mon cher ami, je crains bien que vous ne vous soyez jeté dans la gueule du loup !

Perrot sourit avec dédain. Et, quittant l’évêque, il marche fièrement vers le Comte de Frontenac.

Ce dernier le regarde venir.

— Ah ! ah ! fait-il moqueur, lorsque Perrot se fut arrêté à quelques pas, vous avez cru bon, Monsieur, de me venir faire des excuses !

— Monsieur, réplique Perrot, je ne fais jamais d’excuses à personne, si ce n’est au roi !

— Oh ! oh ! monsieur Perrot, ricane Frontenac blessé, vous êtes-vous imaginé que vous pourriez venir ici pour me narguer impunément ? Et vous vous donnez encore cette audace après avoir fait jeter en prison un de mes serviteurs ?

— Monsieur, je suis venu vous donner des explications à ce sujet, mais non vous faire des excuses.

— En ce cas, riposte Frontenac en promenant son regard dur sur le groupe de ses ennemis, vous aurez tout le temps de fournir ces explications… Dès ce moment, Monsieur, vous êtes mon prisonnier !

Perrot pâlit et recula.

Mais déjà l’évêque et l’intendant s’interposaient.

— Excellence, dit l’évêque, prenez garde de vous laisser aller à des actes que vous pourrez regretter plus tard. Retirez les paroles que vous venez de prononcer !

— Est-ce à moi, Monsieur, que vous donnez des ordres ? demande Frontenac blême de courroux. Eh bien ! sachez une chose, Monsieur de Laval, et vous Monsieur l’intendant… il n’y a qu’un maître en ce pays… et ce maître, c’est moi ! Allez ! la séance est levée !

Et aussitôt le Comte appela :

— Gardes !…

L’instant d’après, Perrot était entraîné par les gardes, puis l’assemblée se dispersa.

Le maître avait parlé… il avait agi ! Ses ennemis étaient terrassés !

Le peuple, dehors, acclamait la victoire de Frontenac aux cris de « Vive notre roi ! » « Vive notre gouverneur » !

Pour narguer ses ennemis, Frontenac fit décréter sur-le-champ que ce jour serait grand jour de fête. Et de suite, pour mieux inviter le peuple à la réjouissance, il ordonna à ses maîtres d’hôtel et à ses sommeliers que dix ton-