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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

l’œil noir et hardi. Ses longs bras, ses longues jambes, la flexibilité très apparente de sa taille, sa démarche souple, quoiqu’un peu nonchalante, toute la structure de sa charpente humaine pouvait valoir à ce garçon le surnom de « La Vrille ». Il n’y a pas de doute qu’il pouvait se glisser par là où tout homme de taille ordinaire n’aurait pu réussir. Avec cela, la mine gai-luron, l’air aussi disposé pour les bons mots que pour les coups à recevoir ou à donner.

Il s’avança vivement vers les deux amis, leur serra la main et dit d’une voix un peu traînante et enrouée :

— Ah ! bonguienne, ça tombe ben… moi qui cherchais justement des gars solides et qui n’ont pas frette à l’œil !

— Alors, répondit Gusse Dupont, si tu veux prendre un coup avec nous autres, on sera tes gars qui n’ont pas frette à l’œil !

Pour un coup à prendre, je peux pas vous refuser, les amis. Seulement, il faut se dépêcher, parce que j’ai quequ’chose qui me démange !

— Eh ben ! gratte-toi en attendant que le père Moulin nous apporte un breuvage.

— Qu’est-ce qu’on va boire ? interrogea le cabaretier avec son sourire toujours ironique.

— Un Gin… pour digérer ta vilaine perdrix ! commanda Le Frisé.

L’aubergiste courut à son comptoir.

La Vrille — de son nom de chrétien Pierre Mailhiot — s’empara du siège que venait de quitter maître Moulin.

Dupont alors lui fit remarquer :

— Comme t’as l’air drôle… y a-t-il du nouveau ?

— Oui… murmura Mailhiot avec un air de mystère. Il ajouta en baissant la voix d’avantage : il y a en ce moment chez les Bourgeois quatre officiers du gouvernement qui viennent pour arrêter le docteur Chénier.

— Ah ! malheur ! par exemple… rugit Dupont en frappant la table de son poing.

— Pas de bruit ! souffla La Vrille, et tâchez de m’écouter tous les deux !

— Parle vite, alors, commanda Le Frisé qui, comme son camarade, avait tout à coup perdu son rire et son visage réjoui.

Mais La Vrille garda le silence pendant que l’aubergiste apportait la liqueur commandée.

D’un coup de coude les trois gobelets furent mis à sec. Puis Le Frisé paya la dépense en disant à maître Moulin sur un ton qui n’invitait pas la réplique :

— Toi, père Moule, va dans ta cuisine et vois à ce que ta Toinon de Toinette remette au fourneau trois autres perdrix qu’on aura le plaisir de dévorer à soir, compris ?

— On y va, monsieur Médard, et les perdrix…

Sans compléter sa pensée l’aubergiste, qui avait tout à coup remarqué les figures sombres de nos trois amis, s’esquiva.

— Parle maintenant ! commanda Dupont.

— V’la la chose, répondit La Vrille. Je flânais tout à l’heure du côté de l’église, quand, en passant devant la maison des Bourgeois je vois le père Siméon qui sort de sa boutique et qui me fait un signe. Je m’approche sans rien dire, mais je r’luque le vieux dont je me méfie, comme vous savez.

— Entre, mon garçon, me dit-il, une fois que j’ai été rendu devant sa porte. Je le suis dans son magasin. Au fond, dans le bureau dont la porte est ouverte, je peux voir quatre individus qui m’disent rien qui vaille. Et alors le père Bourgeois me dit encore :

— Tu es un bon garçon, toi, La Vrille, et tu pourrais peut-être ben rendre service à ces messieurs que tu vois là.

— Ça dépend, que je lui réponds, si j’suis bon pour le service que vous parlez.

— Mais oui, grand vaurien, se met à rire niaisement le marchand. Il faudrait seulement savoir où se trouve dans le moment le docteur Chénier, et ensuite conduire ces messieurs qui désirent parler d’affaires avec lui.

— Il n’est donc pas à la maison, le docteur, que je lui dis ?

— Non… pas depuis deux jours à ce qu’il paraît. Sa femme ne sait rien. Il est parti avant-hier pour Saint-Benoît et on ne l’a pas revu.

— Alors, que je réponds, comment voulez-vous que je le trouve, moi ?

— Tu n’as qu’à t’informer par-ci par-là. Va même à Saint-Benoît, s’il faut, je te prêterai un cheval. Lorsque tu auras trouvé le docteur, tu viendras me prévenir. Seulement, prends bien garde de rien lui dire, au docteur !

— C’est bon, que je lui réplique. Mais il va bien falloir manger un morceau avant de partir ? J’ai pas encore dîné…

— C’t’histoire… reprend le père Siméon, on sait ben que tu peux aller manger, et même tu pourras boire un bon coup à ma santé. Et ce disant — ce qui m’étonne pas mal — le vieux mesquin me glisse un écu dans la main droite.

— Un écu ! s’écria Le Frisé avec admiration. Bigre ! il faut le boire…

— Patience ! il ne fondra pas dans ma poche. Donc, pour revenir à mon histoire, comme j’allais m’esbiner, l’un des individus en question, — quelque gros pochard que je pense, — s’approche de moi et me demande l’œil en dessous :