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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Oh ! faisait-elle avec une furie concentrée, oh ! Jackson, le rebelle… Jackson, le traître !… Jackson, le maudit !… gare à toi !…

Mais elle s’arrêta tout à coup, surprise, inquiète.

Au loin, droit devant elle, surgissaient des lueurs… on eut dit les lueurs d’un immense foyer. Et cela lui paraissait au village même. De temps à autre des jets de flammes rouges s’élevaient, sifflaient en serpentant vers la voûte sombre du firmament. Et des cris lointains… des rumeurs indistinctes, des crépitements effroyables, des échos incertains arrivaient jusqu’à elle.

Elle crut comprendre.

— Un incendie ! murmura-t-elle tremblante. Le village est en feu !…

Au fond du ciel les nuages prenaient des tons rougeâtres, violets, jaunes, sanglants parfois, sous l’éclat des flammes qui montaient plus hautes. La route s’éclairait peu à peu à mesure que l’incendie grandissait, et Olive commençait à sentir la chaleur de ce foyer fantastique.

À ce moment elle aperçut sur la route une ombre qui accourait.

— Qui va là ? cria Olive frissonnante.

Un homme, tête nue, hors d’haleine, avec une face effroyable sur laquelle se jouait une sorte de rictus mauvais, s’arrêta, près de la jeune fille.

— Thomas ! murmura Olive dans un saisissement de peur superstitieuse. Puis elle demanda aussitôt, le cœur angoissé :

— Que se passe-t-il au village ? Vite… parle !

Sans diminuer son rictus terrible, Thomas répondit dans un souffle épuisé :

— Ce sont les Patriotes !… C’est le feu qu’on a mis chez vous !…

Et sans attendre l’effet de ses paroles, Thomas poursuivit sa course.

Une plainte sourde s’échappa des lèvres d’Olive. Puis, avec une énergie sauvage elle enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval qui bondit avec fureur, et vers le village, qui, à distance, ressemblait à un gigantesque brasier, elle s’élança dans une course affolée.

Oui, Thomas avait dit vrai : c’étaient la maison et les dépendances du sieur Bourgeois qui flambaient !…


X

L’AMÉRICAIN


Olive avait deviné juste : C’était bien Jackson, l’Américain, qui avait repris Louisette à ses ravisseurs. Depuis quelques jours le jeune homme rôdait autour de Saint-Eustache. Lui aussi avait appris qu’une prime de deux mille piastres avait été offerte pour la capture du docteur Chénier ; il n’était pas loin de penser qu’Olive et son frère étaient pour quelque chose dans cette affaire. Qui sait même, pensait l’Américain, s’ils ne tenteraient rien pour recevoir eux-mêmes la prime promise ?… Et Jackson, qui, secrètement, sympathisait avec les rebelles, s’était juré de protéger Chénier, ses amis et ses partisans, par tous les moyens à sa disposition. Il ne pouvait pas s’afficher publiquement dans ce mouvement d’insurrection, mais il pourrait peut-être pensait-il, surprendre quelque trame de ces ennemis du peuple et les déjouer en instruisant les chefs patriotes à temps. Donc, sans but déterminé, il allait çà et là, au gré de sa fantaisie, puisqu’aucune besogne journalière n’enchaînait plus sa liberté.

Cet après-midi là, ayant parcouru tranquillement la campagne environnante, Andrew Jackson revenait chez lui, quand il aperçut dans le lointain trois cavaliers qui paraissaient éviter le village de Saint-Eustache et venaient dans sa direction.

— Quels sont ces hommes ? se demanda le jeune homme. Des amis ou des ennemis ?…

Tout en réfléchissant il avisa non loin un petit bois d’érables que contournait la route. Jackson connaissait ce bois que traversait un sentier étroit mais suffisamment large pour permettre à un cavalier d’y passer à l’aise. Il quitta la route aussitôt pour gagner ce sentier sous bois. Là, il attendit.

L’Américain ne pouvait plus voir les trois cavaliers ; mais il entendait nettement le sabot des chevaux résonnant sur la route. Pour atteindre le bois la route décrivait une courbe très prononcée et cette courbe allait permettre au jeune homme de reconnaître ceux qui venaient avant d’être lui-même aperçu.

Après cinq minutes d’attente il vit la silhouette des trois cavaliers arrivant au galop. Il remarqua que le premier portait en travers de sa selle quelque chose qui lui sembla avoir une forme humaine. Ce fut assez pour lui.

Il enleva son cheval, sortit tout à coup du bois et fondit sur le premier cavalier qu’il renversa. Et sans même ralentir sa course, avec une rapidité prodigieuse il enleva la forme humaine et mit la distance entre lui et les cavaliers qui demeuraient stupides d’ahurissement.

Un moment il pensa que les inconnus allaient se mettre à sa poursuite. Après dix minutes d’une course vertigineuse, il se re-