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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Jackson rassembla les deux fils du père Marin et Albert Guillemain. À Georges il recommanda de conduire l’aveugle à la maison de la forge. À Guillemain et Octave il proposa de se rendre à sa maisonnette où Louisette devait se mourir d’inquiétude.

Les deux jeunes hommes ne demandaient pas mieux.

À la maison de la forge Octave attela un cheval à une carriole dans laquelle il prit place avec Guillemain. Jackson, à cheval, les précédait.

Malgré la joie prochaine de retrouver Louisette, les deux jeunes gens n’étaient pas gais. Chemin faisant, ils s’entretenaient du terrible événement auquel ils avaient été mêlés.

— Non, disait Octave en secouant la tête, on n’aurait pas dû faire ça !

— Pouvait-on empêcher les Patriotes de mettre le feu ? demanda Guillemain.

— Non, c’est vrai. Mais on a été trop vite, nous autres les premiers, en dénonçant les Bourgeois comme des traîtres. C’est ce qui a tout fait sauter.

— C’est vrai, avoua Guillemain, le premier tort est à nous. Mais aussi, comment pouvions-nous prévoir que les choses iraient aussi loin ? Il est vrai de dire qu’une foule en furie ne se contrôle pas, et qu’on ne sait jamais où elle pourra s’arrêter.

Octave allongea un coup de fouet à son cheval dans le but de rattraper Jackson qu’on avait perdu de vue, et déclara avec un accent d’inquiétude :

— Moi, j’ai ben peur que tout ça nous porte malheur un de ces jours !…

Guillemain soupira et demeura pensif.

Quelques minutes suffirent aux deux amis pour rejoindre Jackson. Peu après celui-ci s’arrêta et dit :

— Nous sommes rendus.

En effet, après avoir traversé le bosquet, les trois hommes se trouvèrent devant la maisonnette.

Tout à coup l’Américain fit entendre une exclamation de surprise : il constatait que sa porte était grande ouverte.

Octave, joyeusement, criait déjà :

— Louisette !… C’est nous autres… Albert et moi !…

Personne ne répondit de l’intérieur de la maison. Et cette maison était sombre, sans lumière, à part quelques lueurs tremblotantes qui s’échappaient des braises mourantes de la cheminée.

Guillemain, la voix tremblante, demanda :

— Est-ce qu’elle n’est pas là, Louisette ?

Très inquiet et envahi par un sombre pressentiment, Jackson tenta d’émettre une hypothèse :

— Elle s’est peut-être couchée… après une si terrible aventure…

Sans compléter sa pensée, l’Américain, suivi des deux amis, pénétra dans la maison.

Jackson alluma vivement une bougie.

La salle était déserte.

Mais Octave avisa quelque chose sur un banc :

— Tiens ! fit-il avec espoir, voici son châle… je le reconnais bien… Elle ne peut être loin…

Jackson courut à la chambre à coucher. Elle était vide.

Il s’élança vers son cabinet… désert aussi !

Très pâle, il revint dans la salle.

Pressentant un nouveau malheur, Albert et Octave regardèrent l’ingénieur avec un étonnement mêlé de doute.

Jackson vit leur regard, crut comprendre ou deviner les sentiments des deux hommes à son égard, et sans trop savoir ce qu’il faisait, comme poussé par un espoir quelconque, il sortit précipitamment dehors et se mit à appeler :

— Louisette !… Mademoiselle Louisette !…

Ironiques, les échos de la nuit lui renvoyèrent ses appels.

Il rentra, tremblant, plus livide.

— Ah ! murmura-t-il avec découragement, si on l’avait enlevée de nouveau ?…

Octave grogna un juron.

D’une voix âpre Guillemain prononça :

— Si cela était, je ne regretterais pas l’incendie que nos mains ont allumé.

Un long et lugubre silence s’établit.

Guillemain, assis près de la cheminée éteinte, la tête dans les mains, paraissait atterré.

Octave se promenait de long en large, les mains dans ses poches, marmottant des mots incompréhensibles. On pouvait seulement saisir de temps à autre ce juron qui lui était familier :

— Sacré Tonnerre…

Debout et appuyé au mur, Jackson songeait.

Au bout d’un moment l’ingénieur leva la tête et une lueur d’espoir nouveau brilla dans son regard honnête.

— Qui sait, dit-il, si Louisette, ayant aperçu l’incendie, et poussée par une crainte quelconque, ne s’est pas rendue au village ?… Qui sait encore si, en ce moment, elle n’est pas près de son grand-père ?…

— Mais ce châle qui est là ?… objecta