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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Guillemain à l’hypothèse raisonnable de l’Américain.

— Elle l’aura oublié dans sa précipitation, fit remarquer Jackson.

— Oui, ça se peut !… dit Octave qui hocha la tête avec doute.

— En mettant que la chose est arrivée comme le pense monsieur Jackson, reprit Guillemain, pourquoi n’avons-nous pas trouvé Louisette à la maison tout à l’heure, avant de nous rendre ici. Vous vous rappelez bien que nous avons visité la maison de la forge, et qu’elle était déserte ?

— Je l’avoue, répliqua Jackson. Mais si encore Louisette s’était rendue directement sur le lieu de l’incendie ?… Parmi la foule compacte elle a pu échapper à nos regards ?…

— Tout cela est possible, dit Octave.

— En ce cas, dit Guillemain en se levant, retournons au village et sachons à quoi nous en tenir au juste.

— Je vous accompagne, dit Jackson : car je veux en avoir le cœur net.

Tous trois aussitôt reprirent la route de Saint-Eustache.

Mais à la maison de la forge on ne retrouva que le père Marin et son fils Georges.

Comme il y avait encore un fort rassemblement devant les ruines fumantes de la maison du sieur Bourgeois, nos amis allèrent s’enquérir de Louisette. Nul n’avait vu la jeune fille là non plus.

Octave Marin et Albert Guillemain demeurèrent tout à fait désespérés.

Alors Jackson dit sur un ton de sombre énergie :

— Messieurs, c’est ma faute si Louisette a été enlevée de chez moi : je n’aurais pas dû la laisser seule et sans protecteur. Aussi, pour réparer cette faute, je vais me mettre en campagne, et je vous jure que je vous la ramènerai.

Et, prompt comme la pensée, il remonta à cheval et s’enfonça dans la nuit.


XIII

LE LION RUGIT


La victoire gagnée par les Patriotes de Saint-Denis sur les soldats aguerris du vétéran de Waterloo, le Colonel Gore avait plus que doublé la confiance de ceux de Saint-Eustache. Et à l’active propagande de Jean Chénier, sur ses appels patriotiques, les paroisses situées sur la rive nord du Saint-Laurent, dans le comté des Deux-Montagnes, s’étaient organisées pour faire résistance, pour repousser et anéantir, s’il était possible, les colonnes d’infanterie qui parcouraient le pays sous les ordres de Colborne et de Globensky. Saint-Eustache paraissait être le point de résistance le plus important.

Car Chénier avait été entendu : tous les jours des patriotes arrivaient au village pour s’enrôler et acquérir l’instruction militaire sous les enseignements d’Amury Girod et de Chénier lui-même. Chaque jour le nombre des braves grandissait. On comptait au-delà de quinze cents hommes résolus, tous paysans presque et qui n’avaient encore manié d’autres instruments que la cognée et la faulx. Mais tous s’appliquaient fièrement et courageusement au rude et dangereux métier de la guerre. Mais la cause était si belle, si sainte, si sacrée !…

Laissons à l’historien le soin d’établir les faits avec l’érudition qu’il possède, de les commenter selon les opinions qu’il a acquises, les condamner ou les exalter. Quant à nous, notre seul but est de citer, en y mêlant quelques drames secondaires, l’un des plus puissants épisodes de notre Histoire.

 

Le docteur Chénier habitait à Saint-Eustache la belle et bourgeoise demeure de son beau-père, le docteur Labrie, mort depuis quelques années. C’est dans cette maison vaste et spacieuse que le docteur aimait tant à recevoir ses amis. Très hospitalier de sa nature, sa porte était ouverte à quiconque y venait frapper, riche ou pauvre. Il savait se mettre au niveau du rang de ses visiteurs. Recevait-il un pauvre diable de laboureur, il était très avenant, et mettait de suite son homme à l’aise par le sans-façon de son geste et par le langage qu’il s’efforçait de modeler sur celui de son interlocuteur. Ouvrait-il la porte à un confrère, un intellectuel quelconque, un personnage de marque il remontait de suite, sans efforts, les échelons qu’il s’était plu à descendre devant un inférieur : et sans hauteur, sans vanité ou suffisance, il demeurait très digne du rang qu’il occupait. Aussi voyait-on, souvent chez le docteur Chénier des visiteurs de distinction tels que les frères Nelson, Perrault, Papineau, Viger, De Lorimier, Scott, et bien d’autres de cette héroïque phalange d’hommes publics de cette époque, sans compter quelques curés du voisinage, et, en particulier, l’abbé Paquin. Tous étaient reçus par Chénier et sa femme avec la plus sincère cordialité et la plus parfaite courtoisie. On mangeait bien, on y buvait le bon vin, on chantait, on riait, on causait de tout avec la plus charmante camaraderie… Si bien, que, sorti de cette