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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/56

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

dehors seulement, c’est une dame et un monsieur.

— Ah ! Et tu es sûr qu’ils n’étaient que deux et non trois ?

— Dame ! répliqua Philibert en se grattant le menton, ils sont toujours trois… mais le troisième, c’est un paquet !

— Un paquet ?

— Eh ben, oui ; un paquet joliment gros, et avec l’air pas mal lourd.

— Quelle forme avait le paquet ? interrogea encore Jackson.

— C’était plutôt long…

— Ah ! ah ! et tu n’as pas remarqué autre chose ?

— J’ai ben remarqué que le paquet était enveloppé dans une couverture…

— De quelle couleur ?

— Ça, je ne sais pas, je n’ai pas pu voir.

— Et où ont-ils placé le paquet dans la carriole ?

— Le monsieur l’a placé bien soigneusement sur ses genoux.

— C’est bien, dit Jackson, merci.

Ayant appris à peu près tout ce qu’il était possible d’apprendre, Jackson et Guillemain quittèrent l’auberge.

Dehors, Jackson dit :

— Maintenant, nous les tenons. En avant !

— En avant ! répéta Guillemain.

Les deux cavaliers partirent au grand galop.


XIX

NUIT DE DRAMES


Après deux bonnes heures de marche, le traîneau tourna sur une route transversale et s’arrêta peu après devant une maison de ferme bâtie de pierre grise. Cette ferme demeurait inhabitée depuis plusieurs années. Elle était la propriété d’un cultivateur émigré aux États-Unis. N’ayant pas trouvé d’acquéreur, la maison demeurait vide, comme le sol restait sans culture. Les gens du pays disaient la maison hantée. On prétendait avoir vu, la nuit, des lueurs mystérieuses traverser les volets clos, des lueurs qui ne s’immobilisaient jamais. Elles semblaient parcourir la maison de la cave au grenier ; elles allaient, venaient, brillaient sur un point, étincelaient sur l’autre, s’éteignaient, reparaissaient. Certains soirs, les vendredis surtout, on avait remarqué une légère colonne de fumée s’échappant par la cheminée. Et les histoires de « lutins » et de « revenants » ne manquaient pas. Aussi, cela suffisait-il pour écarter à jamais l’acquéreur superstitieux et crédule…

Quoique le sieur Bourgeois fît partie de cette catégorie de gens, et quoiqu’il eût répugnance à venir habiter une maison à réputation de lutins, il fut bien contraint de subir les volontés de sa fille, Olive. Sans abri, depuis la destruction de leur propriété à Saint-Eustache, exécrés par la plupart de leurs compatriotes, les Bourgeois n’avaient eu de mieux à faire que s’éloigner promptement de leur village et chercher refuge dans quelques habitations solitaires. Olive avait trouvé que cette maison de ferme était tout ce qu’il leur fallait pour le moment, et elle l’avait louée. Et c’est dans cette maison qu’elle avait pensé mettre plus sûrement Louisette à l’abri et mieux hors de la portée de ceux qui la cherchaient.

L’intérieur présentait un aspect misérable.

Dénué de tout ameublement convenable, de plafonds bas et enfumés, mal éclairé le jour par des fenêtres étroites et basses, sale, les murs fendus, craquelés, humides, avec une nuée d’araignées qui y avaient tissé leurs toiles, une armée de rats qui y faisaient ripaille, tout ce logis déserté n’offrait que désolation. Quel contraste avec la belle et claire demeure que les Patriotes avaient rasée !… Puis, aux solives poussiéreuses et vermoulues du plafond des chapelets d’oignons y étaient séchés, une moitié de jambon recouvert de moisissure pendait à un fil près de la cheminée, comme si ce jambon attendait d’être fumé de nouveau. À des chevilles enfoncées ça et là dans les murs, de vieilles hardes, haillons malpropres, fournissaient la pâtée aux mites. Écartelé, cassé, un vieux rouet, qu’on avait poussé du pied comme une chose affreuse gisait dans un angle. Et, comme si ce logis misérable avait voulu affirmer que jadis un maître en avait fait son château, on voyait encore une table sur laquelle demeuraient des ustensiles rouillés et disparates, et, autour, des escabeaux. Enfin, à deux clous plantés dans une poutre un vieux mousquet accroché faisait la garde.

Pour arriver à l’étage supérieur, on pouvait voir au beau milieu de la pièce un escalier crasseux et branlant.

Le sieur Siméon Bourgeois et sa fille avaient donc pénétré dans cet intérieur d’aspect presque funèbre. Dans la grande cheminée on avait eu soin de préparer à l’avance un bon feu, et en entrant dans cette maison de suite une chaleur plutôt humide et imprégnée d’âcres senteurs, prenait à la gorge. Olive alluma une bougie collée sur la table et alla attiser le feu de l’âtre. Le Sieur Bourgeois déposa son fardeau sur un banc placé le long du mur et s’approcha, grelot-