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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

tant, près de la cheminée où Olive chauffait déjà ses mains.

— Eh bien ! papa, dit la jeune fille avec une certaine ironie, ne pensez-vous pas que vous serez ici comme un seigneur ?

Le vieux soupira et répondit :

— Olive, si tu savais comme je me sens misérable ! Et il y avait dans ces paroles du Sieur Bourgeois comme un cruel reproche.

— Que voulez-vous, papa, ce n’est pas ma faute ! Vous ne pensez pas peut-être, que je suis bien heureuse, moi ?

— Non, tu ne me comprends pas. Tu es jeune toi, ardente, courageuse et belle avec ça ; tu as devant toi tout un avenir à conquérir. Tandis que moi, à cette heure de mes vieux ans, je me vois dépossédé de tout !…

— Ne vous inquiétez donc pas, papa, pour si peu. Vous l’avez dit : je suis jeune et courageuse, et je saurai bien conquérir la fortune avec l’avenir. Ensuite, nous ne sommes pas si à bout que ça. Nous avons sauvé de l’incendie notre argent… combien déjà ?

— Onze mille louis seulement !

— Mais c’est une fortune encore, papa ; ou, si vous préférez, c’est un joli capital qui nous permettra de refaire nos pertes.

— Ah ! que Dieu t’entende, Olive !

— À présent, papa, je vous conseille d’installer cette fille dans une chambre en haut. Il y a là, je crois, de vieilles couvertures de lit sur lesquelles elle pourra reposer plus confortablement. Dans cette armoire vous trouverez des provisions que j’ai apportées moi-même. Je vais donc vous laisser pour aller rejoindre Félix à Montréal. Si, d’aventure, quelque inconnu s’avisait de frapper à la porte, n’ouvrez pas… attendez patiemment mon retour.

— Quelle idée as-tu, Olive, d’entreprendre un tel voyage par le temps qu’il fait. Tu ferais mieux de finir la nuit ici.

— Impossible, papa. J’ai affaire à Saint-Benoît cette nuit même. Demain je prendrai la route de Montréal.

— Je vais donc rester seul ici, fit le vieillard d’une voix tremblante.

— Vous n’avez pas peur, papa ?

— Non, mais c’est l’ennui…

— Bah, interrompit la jeune fille en riant, je vous laisse avec une jeune et jolie compagne. Allons ! papa, bonne chance.

— Bon voyage, Olive. Garde-toi des rencontres dangereuses.

Olive, releva le collet de son manteau, gagna la porte, s’arrêta une seconde et prononça sur un ton concentré :

— Papa, le danger, c’est moi… je suis la haine et je suis la vengeance. Adieu !

Elle sortit et se jeta dans la tempête.

Dehors, le cheval n’avait pas bougé. Olive le conduisit à l’écurie avec la carriole, le détela pour lui passer une selle, et l’instant d’après, elle partait à cheval vers Saint-Benoît.

 

Quatre hommes qui, au dehors faisaient le guet avaient vu Olive partir au galop.

Ces quatre hommes, comme on le sait, étaient, d’une part, Dupont, Le Frisé et La Vrille qui, dissimulés derrière une haie observaient la maison solitaire ; d’autre part, c’était Thomas, qui était parvenu à se faufiler jusqu’à l’arrière d’un hangar de la cour.

En voyant Olive quitter la ferme, Olive qu’on avait plutôt devinée, Dupont fit cette remarque :

— Voilà une proie qui nous échappe, mes amis : mauvais signe !

— Qu’importe ! répliqua Le Frisé, il nous en reste encore. Et puis qui sait si celle-là qui s’en va ne reviendra pas bientôt ?

— Pourvu qu’elle ne revienne pas avec un régiment d’Anglais ! émit narquoisement Dupont.

— Peuh ! les Anglais sont loin à c’t’heure ! C’est pas ça que je r’doute le plus.

— Qu’est-ce que c’est que tu redoutes, Frisé ?

— Cristi, qu’on gèle tout rond ici !

Dupont se mit à ricaner :

— Attends que La Vrille nous passe son flacon de gin !

Le Frisé poussa du coude La Vrille qui demeurait silencieux.

— Eh ben ! La Vrille, fit-il, avec un air moqueur, t’aurais mieux fait d’acheter de suite chez Toinon le flacon que tu as parié.

— Laisse faire, grogna La Vrille, attendez les événements !

Pendant que nos amis se taquinaient, Thomas, tout en surveillant lui aussi la maison, se disait avec des jurons répétés :

— Ces trois hommes que j’ai vus tout à l’heure, et qui doivent être cachés quelque part, ont sans doute des desseins mauvais. Que veulent-ils au juste ?… je n’en sais rien. Assurément ils vont chercher à pénétrer dans la maison. Ce sont peut-être des amis de Louisette. Ce sont peut-être aussi des ennemis au vieux Bourgeois et ils vont lui faire un mauvais parti. Dans l’un ou l’autre cas il faut que je les précède. Car cette Louisette, je la veux ! Je la veux, quand ce serait uniquement pour me venger