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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

se. Les Patriotes se servaient des fenêtres pour meurtrières, et durant la première heure les habits rouges tombèrent.

Colborne, qui dirigeait en personne les opérations du siège, s’exaspérait. Par crainte que des renforts ne viennent aux Canadiens, il veut achever promptement sa besogne.

Mais il sait qu’il est important de procéder avec méthode : il a pour ainsi dire trois forteresses à se défaire en même temps. Il a le désavantage de la position : ses soldats sont exposés. Les Patriotes invisibles. Les balles de ceux-ci sont meurtrières, les balles rouges n’ont d’autres effets que de briser des fenêtres.

Colborne ordonne de diriger la principale attaque contre le presbytère et le couvent ; ensuite il pourra réunir toutes ses forces contre l’église et ceux qui y sont retranchés. Il prévoit que ce point est le plus important, et sachant que Chénier y commande, il veut se réserver un dessert digne de lui.

Sur les trois canon qu’il traîne avec lui, il commande qu’on en dispose deux contre le presbytère et le couvent. Et alors les boulets rouges font leur œuvre, les murailles grises sont trouées, des murs s’écroulent, les Patriotes tombent à leur tour, et l’incendie se joint aux machines de guerre pour mieux accomplir ce travail de destruction.

Les Patriotes postés au couvent et au presbytère, très décimés déjà, sentent qu’ils ne pourront tenir d’avantage et que le sacrifice de leur vie sera inutile. Tout leur paraît perdu, irrémédiablement. Alors, pour ceux-là, c’est la retraite et la fuite.

Le général anglais Colborne sourit.

— À l’église maintenant ! commande-t-il. Car jusqu’à ce moment il n’a maintenu autour du temple de Dieu qu’une petite troupe d’infanterie. Et jusqu’à ce moment aussi Chénier et sa bande avaient tenu bon, tout en ménageant leurs munitions.

Mais la vraie bataille allait commencer, ou mieux la terrible boucherie dont notre histoire demeure douloureusement ensanglantée.

En effet, les canons crachent leurs boulets de fer contre les murs qui se fendent, se trouent, menacent de s’écrouler et d’ensevelir les braves Patriotes. Ils se battent bien, nos Canadiens cette fois : à peine un boulet a-t-il fait une brèche quelconque qu’aussitôt le canon d’un fusil canadien y glisse, puis un autre, puis un autre… Les Rouges roulent sur la neige. Ils avancent pour escalader les murs et pénétrer par les fenêtres, ou par les brèches qu’ont faites leurs canons, mais chaque fois ils reculent foudroyés, découragés… Cent fusils seulement les tiennent à distance… Cent fusils seulement sèment une mort rapide et prodigieuse parmi ces soldats que conduit un chef réputé.

Colborne enrage. Dix fois il a commandé l’assaut de la grande porte, et dix fois les Anglais ont été refoulés avec de lourdes pertes.

Un moment, on crut que la victoire allait rester aux Patriotes. De l’église des cris de triomphe retentissent. Chénier exulte et prépare une sortie. Il sait que le courage seul lui donnera la victoire ! Il sait que l’audace, en pareille occurence, est souvent décisive ! Audaces fortuna juvat !… Oui, mais Colborne est là qui médite toujours. Et Colborne vient de donner des instructions précises à une escouade d’habits rouges, et ceux-ci vont mettre le feu à l’église.

Le feu ! C’était l’arme la plus terrible contre les Patriotes. Chénier comprit que lui et ses hommes allaient bientôt se trouver dans une fournaise. À cet instant, il restait à peine cent Patriotes de valides dont quelques-uns souffraient de légères blessures.

À Chénier, toujours indomptable, cela parut encore suffisant.

— Il faut sortir ! dit-il.

Il veut sortir, mais non pas fuir. Il veut sortir à la tête de ses braves, il veut se battre homme contre homme, corps à corps, il veut gagner encore une victoire qui lui échappe ! Mais sortir, comment ?… Par où ?…

La grande porte du temple flambe, et au travers des ais qui se tordent, se disjoignent, tombent en cendres fumantes, les Patriotes voient des soldats rouges pointant vers eux des gueules de canon.

Il y a les fenêtres… Mais toutes sont gardées, et y jeter un regard furtif et rapide c’est recevoir une balle anglaise ! Que faire ?

Une chance reste aux Canadiens. Du côté de la rivière Colborne n’a posté que trois ou quatre sentinelles. Chénier se dit que par les fenêtres qui donnent sur ce côté il lui sera facile de sortir avec ses braves.

Dehors, à ce moment, une voix brutale clame :

— Les loups vont brûler dans leur tanière !

Chénier reconnaît, avec horreur, la voix de Félix Bourgeois. Alors, de sa voix ardente il répond en regardant ses amis :

— C’est un lion qui va sortir de son antre et qui va mordre !

Et il sort… mais il sort au moment même où Colborne a songé de placer des soldats de ce côté de l’église. Qu’importe ! il faut sortir, l’église brûle, il faut fuir une