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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/75

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

mort plus atroce que les balles, une mort sans gloire ! Et c’est par une fenêtre, en effet, que Chénier saute hors de l’église suivi de ses compagnons. Il a sauté, un fusil fumant aux mains, le visage noir de poudre, farouche, sublime, comme l’a chanté notre poète :

Sanglant, échevelé, noir de poudre, on le voit
Grandir en même temps que le danger s’accroît…

Avec ses héros il gagne le cimetière où il veut se retrancher et tenir encore, toujours. Mais une balle ennemie l’arrête. Il tombe… mais se relève, épaule son arme, tire…

Une autre balle l’atteint à l’abdomen. Alors, comme un colosse géant, il oscille lentement, il tourne sur lui-même, et dans l’affreux silence qui suit, dans ce silence où se joue le drame le plus héroïque, drame qui a ému Colborne lui-même, oui, le colosse s’écroule pour ne plus se redresser. Mais il a eu la force de crier, de clamer, avant de rouler sur la neige rougie de son sang :

— Vive la liberté !


XXIV

TRAQUÉS !


La mort du docteur Chénier, c’était la fin du mouvement révolutionnaire. L’insurrection était morte. Cela avait été un écrasement, un massacre !

C’eût été suffisant pour satisfaire le génie militaire du grand Colborne : mais, vieux brûlot, il a le besoin, il est dévoré de la manie de brûler… il faut qu’il brûle !

Plus que ça : son génie d’égorger et de brûler n’est pas pour lui seul, il possède le don, ce général anglais, de transmettre une parcelle — sinon tout — de ce génie à ses troupes ! Et de même que les soldats de Gore à Saint-Charles, ceux de Colborne s’en vont par tout le village, déjà soumis, hurlant, égorgeant, incendiant…

 

Ce fut peu après le drame de l’église que Jackson et ses compagnons arrivèrent au village.

Des pelotons de soudards rouges apparaissaient sur tous les points, fusillant et traînant la torche. La moitié des maisons échelonnées sur la rue principale étaient la proie des flammes. La forge et la maisonnette du père Marin étaient intactes, les alentours déserts.

Nos amis s’étaient arrêtés, interdits, devinant à demi la calamité qui frappait leurs compatriotes. Qu’étaient devenus les volontaires de Chénier ?… qu’était devenue la population volontaire villageoise ?… Ils se le demandaient le cœur serré. Partout, ce n’était que tuniques rouges !…

Pour éviter des balles qui sifflaient dans l’espace, parfois à quelques pieds seulement de leurs têtes, nos amis s’étaient blottis dans l’espace étroit séparant la forge de la maison. Ils étaient cinq, avec une femme et deux chevaux, ils étaient cinq, bien résolus, c’est vrai, mais sans armes !… Que faire ?

Pour sauver une femme, Jackson était d’avis qu’on rebroussât chemin, puisque, selon lui, tout était perdu, et que les bras de ces cinq hommes seraient inefficaces au salut de ce qui pourrait encore être sauvé. Rebrousser chemin, soit ! Reprendre, par une voie quelconque, la direction de Saint-Benoît ! On ne pouvait faire autrement que retraiter. Mais, hélas ! la seule issue possible était tout à coup bloquée. En effet, des soldats du gouvernement, par un détour, venaient de fermer cette dernière porte de salut à tout fugitif quelconque ! Colborne voulait tout tuer et tout raser ! Et nos amis se voyaient pris dans le guêpier. Que faire ?

Et l’aveugle ? Qu’était-il devenu ?… Et ses fils ?…

On se le demandait avec angoisse ! La maison de la forge était déserte… personne !

Jackson, très sombre, méditait.

Louisette, craintive, lui demanda :

— Que pensez-vous, monsieur Jackson ?

L’Américain voulut donner un peu d’espoir à la jeune fille.

— Je pense, dit-il, que le pauvre aveugle doit être à cette heure en sûreté sous la protection de ses deux fils, Octave et Georges.

— Et Chénier ? demanda Guillemain.

— Je vois, répondit Jackson, qu’on se bat encore autour de l’église dont le toit est en flammes. Chénier est peut-être par-là. Je suis d’avis qu’on se procure des nouvelles pour mieux savoir à quoi s’en tenir. Ma qualité d’américain me permettra mieux que quiconque de m’enquérir des faits et des personnes. Ainsi donc, en attendant mon retour, mes amis, je vous confie cette jeune fille. Vous n’êtes pas trop de quatre pour la protéger contre ces brutes que je vois agir là-bas.

— Mais pourtant, dit La Vrille, si on se bat, comme vous dites, on ne peut pas rester comme ça, sans donner notre coup d’épaule.